Femmes, être, vivre, en mouvement

En Saône-et-Loire, dans une région fragilisée par la désindustrialisation, le mouvement Gilets jaunes est venu s’imposer comme une alternative crédible, nourrie par un instinct de survie face à une situation d’inertie meurtrière de plusieurs décennies. Rencontre avec ces femmes Gilets jaunes.

Alors que Paris est marquée depuis douze semaines par les violences de part et d’autre et que chaque samedi tombe comme un couperet dans la vie de la capitale, nous décidons de partir à la rencontre des femmes gilets jaunes autour de Montceau-les-Mines. Ici, le beau temps s’est arrêté avec la fermeture des mines. Elle fut suivie de près par celle des grandes fabriques, signant la fin d’un des bassins d’emplois parmi les plus importants de la région.

À la rencontre de ces femmes

Evelyne Rogowicz, militante de l’association Femmes solidaires, veut nous faire rencontrer ces femmes dont tous les médias parlent sans vraiment les écouter. Evelyne n’est pas directement engagée dans le mouvement Gilets jaunes, mais tout ce qui constitue le quotidien de ces femmes la concerne, lui renvoie une réalité proche de la sienne. La vie est dure, mais il faut se battre chaque jour pour qu’un autre avenir puisse exister.

Il est 14h lorsque nous arrivons au camp de Magny. Celui-ci est « gardé » par un groupe d’une dizaine de personnes. Trois femmes nous attendent. « Avant le campement était sur le rond-point », nous dit un des hommes présents, comme pour s’excuser de nous recevoir dans ce campement à l’abri des regards. « Depuis, les ronds-points ont été vidés et les autorités locales, dont le maire, ont autorisé l’installation d’un campement sur ce bout de terrain. » Et la mobilisation continue.

Devenir gilet jaune

Il y a là Fatima, Lydia, notre guide Evelyne et Isabelle qui nous rejoint. Cette dernière précise : « Moi j’ai rejoint le mouvement le 17. J’étais là le premier jour. J’ai jamais quitté le camp. Je vis avec l’allocation adulte handicapé (AAH) et, vous voyez, j’ai été opérée il y a une semaine mais je suis là. C’est vital pour moi. »

Fatima, quant à elle, nous explique : « Je suis télé-conseillère. » Elle est en CDI depuis plus de sept ans. « J’habite ici, à Montceau-les-Mines, dans la maison que j’ai achetée. J’ai un salaire compris entre 1 200 et 1 400 euros par mois en fonction des primes. On en est à un stade où on travaille pour survivre et pas pour vivre. Quand j’ai eu mon CDI, c’était comme une grande réussite pour moi. Et quand je vois aujourd’hui… » Comme la majorité des femmes, elle a rejoint les ronds-points sur un sentiment : « Moi ce qui m’a parlé, c’est le sentiment d’être trop taxée. Je m’inquiétais de ce que j’allais laisser à mes enfants et petits-enfants. Pour moi, ce mouvement c’était vraiment l’occasion d’exprimer un ras-le-bol. J’ai une maison, un salaire et, même si je ne suis pas en précarité, je suis quand même obligée de faire attention à beaucoup de choses. »

Le cercle infernal de la précarité

Lydia est plus timide mais tout aussi déterminée : « Moi je n’ai pas rejoint le mouvement le 17. Ça fait longtemps que j’attends le grand soir, je vais à toutes les manifs même quand je ne suis pas concernée. Là, je me disais que comme d’habitude ça allait faire un flop. Mais en fait, je suis venue le lendemain du premier discours de Macron. Il m’a mise en colère. Actuellement je vis avec 860 euros, je viens d’être augmentée de 40 euros. Je n’ai droit à rien, à aucune aide. Je ne me chauffe plus depuis huit ans, je n’ai plus les moyens. Le moindre grain de sable, le moindre problème, la moindre panne me met la tête sous l’eau. Je suis à un euro près, je compte tout, tout le temps. »

La situation est si fragile pour elle et son compagnon qu’ils ne peuvent pas vivre ensemble. « Je suis en couple mais on ne vit pas ensemble. On l’a envisagé mais j’ai peur que, si on vit ensemble, je perde l’AAH. Lui est au SMIC mais on galère. On n’ose pas passer le pas car j’ai tout calculé, si nous emménageons ensemble je peux perdre mon AAH. Si on le faisait, je ne serais plus autonome financièrement et, de toute façon, ça ne tiendrait pas. Actuellement, nous bénéficions de l’APL. Si on se met ensemble, on la perd. Pour un loyer, ça veut dire 400 à 500 euros par mois à sortir de l’AAH et d’un SMIC. Sans compter tout le reste. » Ce discours face aux dépenses du quotidien, nous l’entendrons toute la journée, quelles que soient les femmes que nous rencontrerons et quelle que soit leur situation. La sécurité de l’emploi n’est plus une garantie de sortie de la précarité. Pire, le système entretient et maintient la précarité. Les femmes que nous rencontrerons lors de cette journée ont de 860 à 1 430 euros par mois pour vivre. Le SMIC est à 1 171 euros.

Vote et démocratie

Toutes témoignent simultanément d’une défiance vis-à-vis de ce qui est perçu comme « la politique », c’est-à-dire l’action engagée dans un parti ou un syndicat, et d’un engagement profond pour les modes d’action et d’organisation des Gilets jaunes. Être gilet jaune, c’est être « contre la politique ». Et si elles participent aux débats, proposent des analyses de la fiscalité française ou encore imaginent des solutions qui bénéficieraient à l’ensemble de la société, elles ne le perçoivent pas comme le coeur de l’action politique.

Toutes, elles affirment avoir toujours voté mais s’être rarement senties représentées. Elles soutiennent d’une seule voix le référendum d’initiative citoyenne, ou RIC, et le basculement vers une 6e République qui serait plus représentative. Isabelle affirme : « Macron a été élu par la force des choses. Si le vote blanc était comptabilisé, on n’en serait pas là ! » Et Lydia : « On a choisi, mais dans le non-choix. Je n’ai jamais voté pour quelqu’un qui me représente. »

Syndicats et représentation

Leur défiance de la classe politique se mue en distance vis-à-vis des syndicats. Fatima ne « se sentait pas forcément concernée » par l’action syndicale dans son entreprise. Comme beaucoup de Gilets jaunes, elle semble plus en colère contre le gouvernement que contre le patronat. Lydia, quant à elle, accepte de participer à une manifestation seulement lorsqu’elle est initiée conjointement par plusieurs syndicats.

Une fois de plus, nous constatons que la parole est plus libre entre femmes. En soirée, nous rencontrons un groupe de femmes fonctionnaires. Syndiquées ou non, elles connaissent bien la vie syndicale mais, là encore, le mouvement Gilets jaunes les concerne directement. Martine, bien que non syndiquée, a « manifesté pour [son] mari quand les mines ont fermé. » Elles questionnent les systèmes de représentation actuels : est-ce que les élu.e.s, les syndicalistes font vraiment le nécessaire pour changer le système ? Elles reprochent aux syndicats une forme d’échec : à quoi bon avoir lutté si longtemps sans avoir vaincu ? Pour Evelyne, c’est un discours difficile à entendre : « Les syndicalistes n’ont pas la vie facile. J’ai crée un syndicat dans un commerce où je travaillais. Quand l’entreprise a été fermée au bout de vingt ans, tout le monde a été replacé sauf moi. L’adjoint m’a pris par le bras et m’a dit : “Tu peux quitter la région, ton dossier est en rouge…” ». Michèle ajoute : « En tant que militante syndicale, on se sent parfois frustrée, parce qu’on a eu un retour faible de la population sur ce qu’on a fait… »

Où sont les femmes ?

Dès les premières semaines de la mobilisation, les élu.e.s se sont bousculé.e.s pour saluer la présence des femmes dans le mouvement. Jean-Luc Mélenchon relevait même, en décembre, leur présence comme un indicateur de la gravité du mouvement. C’est peut-être une déformation de la vision propre au féminisme. Mais si la présence des femmes est une question très importante, celle de la place qu’elles occupent nous concerne tout autant. On peut être, ou du moins vouloir incarner, un mouvement de transformation sociale et ne pas avoir déconstruit ses stéréotypes sexistes. Sur le camp, des femmes font le café, coupent des tranches de quatre-quarts pendant que les hommes sont autour du feu à l’extérieur. Pendant que nous discutons avec les femmes Gilets jaunes, un homme reste tout près, les bras croisés, et écoute attentivement leurs réponses à nos questions. Un autre n’hésitera pas à « compléter » les propos d’une femme. Le soir, à l’assemblée générale, le schéma se répète. Le tribun du lieu recadre une femme dont la parole empreinte de doute lui paraît inadaptée. Les femmes Gilets jaunes sont médiatiquement mises en avant, mais c’est parfois plus difficile sur le terrain. Les plus timides ont du mal à trouver leur place, les plus affirmées ne sont pas à l’abri du sexisme.

Féminisme et sororité

Sabrina du campement du Pont Jeanne Rose ne lâche pas le micro et coordonnera toute l’assemblée générale mais dans la salle, une fois de plus, la parole est masculine. Il ne suffit pas d’être une femme pour être une féministe. L’analyse féministe de la société ne fait pas consensus au sein des Gilets jaunes et pas même parmi les femmes Gilets jaunes. Des groupes de femmes Gilets jaunes se sont toutefois constitués. Pour certains, ils sont allés à la rencontre de mouvements féministes, à Montceau-les-Mines notamment mais aussi à Bastia.
La précarité aggrave les inégalités sociales qui pénalisent les femmes. Elles sont confrontées au sexisme, à une charge mentale cumulée à leur charge militante, et à une précarité qui s’immisce jusque dans leurs vies privées. Vivre avec quelqu’un ou pas a une incidence économique : pour Lydia, emménager avec son compagnon signifierait la perte de l’AAH et donc la fin de son autonomie financière ; pour d’autres arrivées à la retraite, ne pas vivre seule c’est éviter la misère.

Recréer du lien social

Le mouvement des Gilets jaunes symbolise également, pour les personnes qui y prennent part, une chaleur humaine retrouvée. Isabelle nous parle de la solidarité des passants, des mains qui sortent des voitures près du rond-point alors que l’hiver est glacial, des klaxons de soutien… Elles nous parlent toutes de ce sentiment de se battre collectivement, d’être ensemble dans la même galère et dans la même lutte. Ces « petites gens », émanation révoltée du « peuple », (re)découvrent la force d’un sentiment d’appartenance. Un sentiment viscéral qui devient identitaire : personne n’est « membre » des Gilets jaunes, elles sont toutes Gilets jaunes.

Gwendoline Coipeault et Carine Delahaie

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