Danser Pina

Durant près de quarante ans, Pina Bausch, créatrice ardente et délicate a uni, réuni, des publics et surtout des danseurs et danseuses ; vingt-quatre d’entre eux témoignent dans ce très beau livre Danser Pina.

Sa chorégraphie ondoyante dans le film d’Almodovar Parle avec elle, avait ému et conquis des millions de spectateurs, rejoignant ainsi les publics admiratifs et fidèles que Pina Bausch avait séduits par le chamboulement génial des codes chorégraphiques. Marie Nimier avait écrit le roman Anatomie d’un choeur au cours duquel des individualités si différentes et parfois dissonantes parvenaient, par une passion commune pour la musique, à créer une oeuvre harmonieuse et bouleversante.

Il est ici question de chorégraphie, de processus créatif, de mémoire commune. Rosita Boisseau, animatrice pendant treize ans de l’émission Spécial danse sur France Culture, rassemble vingt-quatre danseurs et danseuses de la compagnie créée par Pina Bausch, le Tanztheater Wuppertal, qui disent leurs émotions, leurs parcours, les épreuves, les enthousiasmes, leur engagement artistique. Les vingt-quatre récits, à la fois intimes et intenses, illustrés par Laurent Philippe, photographe de scène, font de cet ouvrage une délectation. Le choix des éditions Textuel d’imprimer sur des pages couleur rose pastel, référence à celle des chaussons de danse, ajoute à l’élégance de cet ouvrage.

Tout est exceptionnel dans cette aventure de près de quarante ans. Pina Bausch est décédée voici tout juste dix ans et les danseurs et danseuses prolongent son oeuvre, la transmettant désormais à de plus jeunes générations.

Pina Bausch, chercheuse en science de l’âme

« Vieillir est compliqué lorsqu’on danse. Mon corps me dit que je suis vieille ou me le fait sentir. Mon coeur, non ! J’espère que mon sens de l’esthétique m’alerte lorsque je ne “passe” plus, je transmets alors mes rôles à d’autres. […] Je pense qu’il faut garder une certaine lucidité sur son corps et ses capacités. Ce n’est pas douloureux de laisser des rôles derrière moi. Je crois que tout dépend de la façon et de l’esprit avec lesquels on le fait et il faut y être prêt. J’aime confier des spectacles à de jeunes interprètes, parce que je ressens une responsabilité vis-à-vis de l’oeuvre. C’est comme une parole donnée à laquelle je dois être fidèle. » Ainsi s’exprime Helena Pikon, membre de la compagnie depuis 1978. Ces propos témoignent du ciment qui fédère cette troupe sur désormais trois générations. « Nous ne formions pas une grande famille, tient à préciser Anne Martin, mais chaque danseur avait un rapport direct avec Pina. […] Lorsqu’elle posait des questions, elle obtenait quelquefois des réponses différentes de ce qu’elle imaginait mais qui l’amenaient plus loin. Cela me sert aujourd’hui auprès des étudiants du CNMSD de Lyon. En faisant confiance en l’incertitude et en la beauté profonde de chaque être humain avant tout. »

Dans ce bouquet polyphonique, nulle nostalgie mais une intelligence foisonnante, des instants inoubliables, des confidences, une quasi dévotion. « Petit à petit, on se faisait une place lentement mais sûrement. On traversait des moments d’euphorie et de tempête, d’admiration et de critique féroce, de tendresse et de rancune. Pina trouvait en vous une couleur particulière, une forme inimitable dont elle avait besoin dans ses oeuvres. On s’habituait à cette image, on travaillait dessus, beaucoup… Enfin, on commençait à aimer cette vision particulière de soi dans les pièces du répertoire. Et Pina aussi. Mais au bout d’un moment, on avait envie de casser cette image fixe de vous et de lui révéler d’autres couleurs… Tentative difficile… Parfois on y arrivait et parfois, pas du tout et là c’était la guerre et la lutte en vous-même contre l’impuissance et l’irrationalité. C’était fascinant et à la fois contraignant », se souvient Mariko Aoyama, membre de la compagnie de 1987 à 1994, qui, évoquant un nécessaire éloignement, poursuit : « Une fois les grands orages passés, nous avons renoué et j’ai senti tout au long de ma vie son amour profond. »

Faire confiance à l’incertitude

C’est le talent de cet ouvrage de ne pas masquer les aspérités, les rugosités, certains diraient les affres de la création. « Apprendre mes premières pièces c’était comme sauter dans l’eau froide sans savoir nager », dit Audrey Berezin, membre de la compagnie depuis 1994. « Avec Pina, on apprenait à se tenir droit, debout envers et contre tout et à ne jamais abandonner », fait écho Jo-Ann Endicott, membre de la compagnie des débuts en 1973 à 2016.

À l’orée de chaque création, le désormais célèbre questionnaire devenu la colonne vertébrale de chaque oeuvre, véritable méthode de construction à partir de ce que chaque danseur apportait à l’édifice. Une épreuve parfois. « Au début du travail de chaque création, nous arrivions tous avec notre calepin vide », évoque Barbara Kaufmann, membre de la compagnie depuis 1987, dépeignant Pina Bausch comme généreuse et stricte à la fois. « Nous n’improvisions pas au sens classique du terme puisque nous préparions nos réponses, qu’elles soient théâtrales ou chorégraphiques. […] Il y a une phrase d’elle que je porte en moi : “Les sentiments sont quelque chose de très précis”… aussi précis que les pensées les plus intellectuelles. Il fallait alors trouver la façon la plus nette de les exprimer sur scène. Pina était une chercheuse dans la science de l’âme. […] Elle avait besoin de nous – comme nous d’elle – mais elle était définitivement solitaire dans sa recherche. Je suis sûre d’une chose : ce que j’ai offert dans le processus ne m’appartenait plus une fois que je l’avais présenté. Même si c’était enraciné en moi, cela restait libre. C’est Pina qui faisait ensuite le travail, donnant une dimension unique aux idées qu’on avait proposées. Elle a créé des pièces comme des continents composés d’une multitude d’îles. »

Et Meryl Tankard, danseuse australienne, de témoigner dans les toutes dernières pages de l’ouvrage : « Quand je suis arrivée, Pina n’arrêtait pas de dire et répéter encore et encore : “Vielleicht”. Ce qui signifie peut-être »…

Hélène Beaufrère

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