Femmes, Iran et islamisme : l’analyse de Chahla Chafiq

Chahla Chafiq est sociologue et écrivaine. Spécialiste de l’Iran, dont elle est originaire, elle a notamment écrit Islam politique, sexe et genre, à la lumière de l’expérience iranienne. Pour Clara-magazine, elle revient sur le contexte iranien depuis 1979.

Au moment de la Révolution iranienne en 1979, Chahla Chafiq participe aux mouvements de contestation d’étudiant.e.s de gauche. Les islamistes s’emparent alors du pouvoir. Très rapidement, elle entre dans la clandestinité avant de prendre, en 1982, le chemin de l’exil. Elle arrive en France où elle reprend ses études à la Sorbonne. 

Tes recherches universitaires et tes ouvrages posent une réflexion sur l’expérience islamiste en Iran. Peux-tu nous l’expliquer ?

Mes recherches sur l’islamisme interrogent de manière importante mon parcours personnel. J’ai reçu une éducation laïque, j’ai des convictions de gauche et pourtant j’ai accueilli avec bienveillance les discours de Khomeiny en le considérant comme le représentant de l’Islam contestataire. À cette époque, je suis persuadée, comme des milliers d’Iranien.ne.s qui constituent les forces sociales et politiques non islamistes, du rôle positif de la religion dans la mobilisation du peuple contre la dictature du Chah soutenue par les pouvoirs occidentaux.

L’expérience iranienne nous montre comment une religion peut être instrumentalisée. Dans les premières années de son instauration, la République islamique déploie toute son énergie à réaliser son modèle idéologique : l’instauration d’une théocratie. Elle organise un gigantesque jihad contre les forces d’opposition. Elle procède à une purification sociale des éléments corrompus du corps de l’oumma, de la communauté musulmane, notion remplaçant le concept de peuple chez les islamistes. Ce processus va de pair avec le contrôle et la censure de tous les champs sociaux, la punition des contrevenant.e.s et une chasse sanglante menée contre les groupes politiques non-islamistes.

D’ailleurs, c’est en écrivant sur la répression politique en Iran dans les années 1980 (Le nouvel homme islamiste, la prison politique en Iran, éd. Félin, 2002) que j’ai saisi clairement la dimension fascisante de l’idéologie islamiste et compris que celle-ci porte en elle un projet totalitaire. Le déclic m’est venu en analysant les mots de femmes et d’hommes sur les tortures subies. J’y décèle un fait : la torture dans ces prisons est plus qu’un levier pour obtenir des renseignements et des aveux, elle est plus qu’un moyen pour humilier les dissidents. La domination et la déshumanisation sont courantes dans les prisons politiques des régimes dictatoriaux. Mais au sein des prisons politiques de la République islamique en ces années 1980, le dispositif de la torture poursuit un autre objectif : le formatage des individus selon l’idéal projeté par le pouvoir islamiste, à savoir la création d’une société islamique parfaite par la formation d’un humain islamique, incarnation de la Loi divine. Un projet qui inscrit la terreur dans l’ADN de ce régime.

Les geôliers-en-chef sont des cadres islamistes convaincus et les tortionnaires portent également la volonté de servir cette idéologie. Le système tortionnaire s’appuie sur la codification idéologique de la notion religieuse de Toubeh, laquelle renvoie au fait de se repentir d’un péché et procède ainsi à identifier tout acte rebelle à l’ordre islamiste comme un péché salissant le corps de l’oumma. Cette même vision fonde la sacralisation des discriminations sexistes et des violences sexuelles au sein de l’ordre islamiste.

Dans ton livre Islam politique, sexe et genre, à la lumière de l’expérience iranienne (PUF), tout commence avec le voile. Ce morceau d’étoffe noire révèle comment la question de la place des femmes est au centre du projet sociopolitique islamique. Depuis le 16 septembre, « Femme, Vie, Liberté » est le cri contre un ordre répressif, discriminatoire et corrompu. 

Au départ, comme des dizaines de milliers de femmes non voilées, j’ai cru la question du voile négligeable par rapport aux enjeux de la révolution. Les islamistes nous appelaient à le porter lors des manifestations en signe d’union avec les femmes voilées dans la lutte contre les ennemis communs : le Chah et ses alliés impérialistes. Bien que n’ayant jamais répondu positivement à leur appel, je ne cernais pas pour autant le danger de leur demande. Or, dès son arrivée au pouvoir, Khomeiny affirmait la priorité islamiste du nouveau régime en rendant obligatoire le port du voile dans les administrations. Des milliers de femmes manifestaient alors dans les rues de Téhéran, dans l’indifférence de la majorité des mouvements de gauche qui considéraient que, face à la nécessité de renforcer les avancées anti-impérialistes de la révolution, la question du voile était secondaire. Il est important de rappeler les slogans des manifestantes en réplique aux islamistes : « Nous n’avons pas fait la révolution pour retourner en arrière », ou encore : « La liberté n’est ni occidentale, ni orientale, elle est universelle. » Le régime finira par rendre le voile obligatoire dans tout l’espace public. 

J’en suis venue à constater que le voile se révèle être un miroir des conflits sociopolitiques en Iran puis dans le monde au 20e siècle. Il valorise le concept d’identité pour contourner l’idée d’égalité et de laïcité, pour refuser les valeurs démocratiques. En interrogeant l’islamisme sous l’angle du rapport entre le religieux, le politique, le sexe et le genre, nous constatons, où que nous vivions, que le voile obligatoire est loin d’être un sujet mineur. Symbole d’un ordre auquel les femmes doivent se soumettre, il annonce sa fonction sociale et politique, bien au-delà de la référence religieuse à la pudeur. Il marque la volonté du pouvoir d’instaurer des règles sexistes dans tous les domaines du droit des personnes et des biens.

« Femme, Vie, Liberté », ce cri des femmes n’est pas le premier en Iran. Au cours des dernières décennies, d’autres mouvements ont éclaté avant d’être violemment réprimés. S’il est le point de départ du refus de l’obligation du voile, il est surtout l’expression de révoltes populaires qui ciblent la tête du régime et le système. Depuis quarante-trois ans, les femmes résistent de diverses manières ; par exemple, par « le mauvais voile », un voile laissant échapper des mèches de cheveux. Aujourd’hui, leur révolte fait converger toutes les luttes sociales car la jeunesse ne veut plus subir l’ordre moral liberticide des mollahs. Dans mon dernier essai, Le rendez-vous iranien de Simone de Beauvoir (éd. iXe, 2019), je décris l’élan de ces jeunes, femmes et hommes, pour la liberté. 

Le 16 septembre, tu as initié une rencontre sur la justice démocratique face aux crimes que la République islamique essaie encore d’effacer. 

Un procès s’est tenu à Stockholm neuf mois durant contre un tortionnaire ayant participé à l’exécution de milliers de prisonniers politiques à l’été 1988, à la suite d’une fatwa lancée par Khomeiny contre ses opposant.e.s – quelques mois avant son autre fatwa contre Salman Rushdie. Le 14 juillet 2022, le verdict est tombé condamnant à perpétuité Hamid Nouri. Les témoignages entendus lors de ce procès fournissent matière à réfléchir sur les causes et les mécanismes des crimes politiques commis au nom de la religion. 

Si, depuis les années 1990, nous assistons à l’effritement de l’utopie islamiste, à la défaite de l’islam libérateur, prôné par Khomeiny dès 1979, les attentes d’égalité et de justice incarnées par la révolte populaire iranienne depuis le 16 septembre 2022 nous démontrent qu’il y a urgence à combattre la barbarie et à empêcher qu’elle ne se reproduise en toute impunité, avec le silence complice des pouvoirs occidentaux.

La diaspora iranienne a un rôle fondamental à jouer pour dévoiler la nature profondément inhumaine de cette théocratie auprès de l’opinion internationale. Une répression impitoyable et sanglante s’abat, à nouveau, sur les manifestant.e.s. Elle s’inscrit dans l’idéologie fondatrice de la République islamique : l’islamisme. Aujourd’hui, la société iranienne fait entendre le lien fondamental entre la démocratie et la laïcité pour un universel de liberté.

Propos recueillis par Soad Baba-Aïssa


LE PROCÈS DE STOCKHOLM : UN TOURNANT CONTRE L’IMPUNITÉ DES CRIMES POLITIQUES
L’année 2022 marque le 34e anniversaire du massacre collectif des prisonniers politiques en Iran. À l’été 1988, la Commission de la mort, à la suite de la fatwa la plus génocidaire lancée par Khomeiny, consiste à éliminer tous les prisonniers, opposants à la République islamique considérés comme des « ennemis de Dieu » et des « monafeghine » ou « hypocrites ». Il est nécessaire de rappeler que les victimes sont aussi des écolier.e.s, des étudiant.e.s et des universitaires.
En novembre 2019, à la suite de plaintes déposées par des opposants auprès de la justice suédoise, l’ex-procureur Hamid Nouri est arrêté, dès son arrivée, à l’aéroport international de Stockholm. Une procédure est lancée en août 2021, 92 séances et 101 témoignages durant onze mois. Il s’agit du premier procès d’un officiel iranien impliqué dans les purges de 1988. Il est reconnu coupable de « crimes aggravés contre le droit international » et de « meurtres » pour la mort de milliers de prisonnier.e.s politiques iranien.ne.s à l’issue de son procès à Stockholm. Le 14 juillet 2022, la justice suédoise, en vertu de la compétence universelle, condamne Hamid Nouri à perpétuité dans le strict respect des règles démocratiques. Cette décision historique est un grand pas en avant vers la justice pour les crimes commis en Iran et adressent aux autorités iraniennes un message sans équivoque, les auteurs de crimes contre l’humanité en Iran n’échapperont pas à la justice. Une belle réponse contre l’impunité des auteurs des plus graves violations des droits humains au niveau international.
Soad Baba-Aïssa


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