Famille, Église, sports… se libérer du groupe pour libérer sa parole

Prendre en compte les violences sexuelles nécessite de replacer la parole des victimes au coeur de toute action. L’enfant victime est aux prises de conflits de loyauté complexes, renforcés par la pression du groupe. François Devaux fondateur de l’association La parole libérée et Sébastien Boueilh, de l’association Colosse aux pieds d’argile témoignent par leurs parcours de la nécessité d’entendre, d’écouter les enfants coûte que coûte.

L’enfance et l’adolescence sont des périodes de la vie où nous nous formons au contact de différents groupes qui organisent notre vie sociale. Groupes dans lesquels on entre, dont on se sent exclu.e parfois ou dont on rêve de faire partie. Dans ce tissage de sentiments très forts que procure le groupe, la parole des enfants n’est pas suffisamment prise en compte ou du moins entendue par les adultes. Elle n’est libre que si l’enfant éprouve de la confiance envers les adultes référents, mais également s’ils lui permettent de se faire suffisamment confiance sur ses ressentis, ses émotions positives et négatives.

Infaillibles familles ?

Cette libération est très compliquée dans la vie quotidienne, d’autant plus dans des milieux constitués et organisés que sont la famille, l’école, les clubs sportifs ou les institutions religieuses. La vie sociale y est fortement codifiée, hiérarchisée et les règles du jeu sont sans appel même lorsqu’elles sont faussées. Dans notre société, la famille est toute puissante. Il faut tout faire pour que l’enfant garde un lien avec sa famille de sang au détriment parfois de sa santé mentale ou de son intégrité physique.

Les « deuxièmes familles » que sont les clubs de sport et les paroisses se calquent sur ce schéma. L’actualité de ces dernières années a mis en évidence la nécessité de lever les verrous persistants dans les deux institutions où se croisent et se forment des milliers d’enfants. Si ces institutions paraissent ouvertes, elles sont aussi des lieux clos où l’enfant trouve un réseau d’exclusivité avec ses ami.e.s, ses éducateurs et éducatrices, ses modèles… Imaginer les quitter est comme faire tomber une citadelle. Par ailleurs, dans la famille comme dans tout groupe social, la parole se verrouille, prise au piège des conflits de loyauté. Cette famille, le club sportif ou la paroisse, est avant tout une organisation sociale qui comporte une hiérarchie collectivement admise, une organisation stricte, une philosophie commune qui peut difficilement être remise en cause, le plus souvent imposées par l’éducateur ou l’animateur qui encadre. Alors, quand celui-ci commet l’inconcevable et parfois l’irréparable, comment le dénoncer ?

Libérer la parole

Le pire ennemi des victimes de pédocriminels, au-delà des agresseurs eux-mêmes, est la prescription. Aujourd’hui, le délai de prescription pour un viol sur mineur.e est de trente ans à compter de la majorité et de vingt ans pour une agression sexuelle. Une affaire aura joué un rôle majeur auprès de l’opinion publique dans cet allongement du délai de prescription, celle de viols et agressions sexuelles sur près de quatre-vingts victimes par le père Preynat, ex-vicaire aumônier scout de Sainte-Foy-lès-Lyon en Rhône-Alpes, entre 1986 et 1991. Parce que sa parole et celle de nombreuses victimes sont restées verrouillées au point que certains faits soient prescrits, François Devaux a décidé de créer l’association La parole libérée en 2015. Victime du père Preynat, il devient très vite le symbole du courage de parler. Sa vie en sera bouleversée à coups de médiatisation mais il emmènera dans son sillage de nombreuses victimes qui se libéreront grâce à lui.

Malheureusement, le père Preynat est loin d’être un cas isolé. L’impunité des violeurs d’enfants dans l’Église catholique, et notamment dans le diocèse de Lyon, est un système. Au coeur de cette mécanique, un homme, le cardinal Barbarin, qui connaissait les agissements du prêtre pédocriminel et d’au minimum quatre autres ecclésiastiques mais n’a rien dit à la justice. Les hautes instances de l’Église qui sont responsables et ont couvert pendant des décennies des prêtres violeurs, les envoyaient dans de nouvelles paroisses en Amérique du Sud ou en Afrique violer d’autres enfants hors Hexagone. Le père Preynat, lui, n’écopera finalement… que de cinq ans de prison ferme en 2020 – il en avait été demandé huit.

Que dire de l’échelle des peines dans notre pays ? Que valent les vies, les souffrances de plus de quatre-vingts enfants connus et peut-être d’autres encore murés dans le silence ? Ce silence est compréhensible. Ils expliqueront, lors du procès, avoir eu peur non seulement de leur agresseur mais également de l’Église et de Dieu. Le prêtre sait le bien et le mal, il dit la puissance de Dieu et de sa parole. L’affaire Preynat aura révélé la réalité d’un système implacable, celui de l’Église qu’il faut analyser au-delà comme un dispositif parfait pour verrouiller la parole des victimes et permettre l’impunité des pédocriminels. Ce système existe au-delà de l’Église, dans la vie civile, dans le monde du sport par exemple.

Un colosse auprès des victimes

L’histoire de Sébastien Boueilh, ancien rugbyman victime d’un pédocriminel, en témoigne, resté des années avec un « secret meurtrier » qui le rongeait. Désormais, avec son association Colosse aux pieds d’argile, il traverse la France plusieurs fois par mois pour aller à la rencontre des enfants et des clubs de sport afin de faire de la prévention sur les violences sexuelles. Depuis cinq ans, l’association a déjà passé des conventions avec quarante fédérations sportives. Lors de ces rencontres, le sportif n’hésite pas à expliquer qu’elles participent à son chemin de résilience. « Cela fait partie de ma reconstruction. Lorsque j’ai porté plainte, il s’est passé quatre ans de procédure pendant lesquelles j’ai parlé de ce qui m’était arrivé. Et là je me suis rendu compte que je n’étais pas tout seul sur la banquise, nous étions beaucoup. Un grand nombre de victimes étaient murées dans le silence. Je me suis dit ”j’ai fait trente ans de rugby”. Combien de gamins à libérer ? Je suis parti, à la base, pour faire juste le tour des clubs de la Côte basque et des Landes pour sensibiliser les gamins, leur dire ”ton corps t’appartient, si tu as un secret qui te fait mal, voilà à qui le dire”. Et qu’ils ne fassent pas la connerie que j’ai faite moi : rester dans le silence pendant dix-huit ans et m’autodétruire. » Pendant le procès, Sébastien Boueilh reçoit beaucoup de messages de victimes encore dans le silence. « Je ne pensais jamais en faire mon métier ni même être lanceur d’alerte dans les ministères. Mais, en sept ans d’intervention, il n’y a pas eu une seule séance où je n’ai pas eu de victime face à moi dans le groupe. »

Les clubs sportifs

Dans les clubs sportifs, la parole ne circule pas aisément non plus. « La victime ne parle pas car l’entraîneur a la mainmise sur l’enfant, continue le rugbyman. Il a peur de ne pas être cru. C’est ce qui m’est arrivé car il était tellement apprécié par tout le monde que personne n’aurait pu imaginer qu’il puisse faire du mal à des adolescents. Il peut aussi y avoir de la corruption dans le monde du sport, des cadeaux qu’on fait aux gamins pour acheter leur silence. » Alors comment inverser ces rapports de force, tout en respectant son coach ? Colosse aux pieds d’argile a mis au point une charte et un protocole pour amener le monde sportif à revoir ses règles de fonctionnement, mieux repérer les situations d’agressions et savoir réagir le plus vite possible.

« Évidemment qu’il faut respecter son coach, son professeur, comme tous les adultes qui l’éduquent. Mais c’est aussi aux adultes de respecter les enfants. Nous, on va aider les enfants à identifier un geste par exemple. Dans les sports de combat, les gestes sont inévitables : sur une posture, on apprend au gamin si le geste est appuyé, s’il y a redondance… Si l’enfant se sent mal à l’aise, son corps va parler : il faut s’écouter, le dénoncer. » L’association « éduque » aussi les éducateurs. « L’éducation n’est pas l’affection, selon Sébastien Boueilh. Câliner un enfant, le prendre sur ses genoux, ce n’est pas le rôle d’un coach. On a mis une charte en place. On arrête de faire la bise et on fait un check. » Ces interventions visent à sensibiliser les acteurs du monde sportif et permettre un dialogue sur la question des violences faites aux enfants. « Cela m’a permis de me reconstruire. Il faut être armé et guéri pour mener ce combat. »

Propos recueillis par Carine Delahaie

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