Dans le dernier film de Robert Guédiguian, Une histoire de fou, Ariane Ascaride est Anouch, une femme assiégée entre deux générations, celle de sa mère rescapée du Génocide arménien et celle de son fils qui hurle vengeance. Alors que l’une s’éteint dans la folie, l’autre s’engage dans la lutte armée pour ne pas y sombrer. De la mémoire ou de l’oubli, de laquelle des deux rives de la tragédie humaine revient-on vivant ? Entretien avec Ariane Ascaride.
Dans ce film, vous incarnez Anouch, une mère de famille d’origine arménienne, une femme qui a mari et enfants mais que l’histoire de son peuple va rattraper…
Anouch est à la fois une fille et une mère. Elle porte toutes les douleurs de la diaspora arménienne, celle de sa mère qui est une rescapée du Génocide, et qui la transmet à son fils, Aram, qui demande réparation pour ce crime. Elle vit avec un homme qui est l’image même d’une génération d’hommes arméniens qui assurent le quotidien, l’équilibre de leur famille. Il représente cette génération d’ après le Génocide qui a déployé une force incroyable pour s’intégrer. La diaspora arménienne a fait cela d’une manière assez étonnante, elle s’est fondue dans la société française tout en conservant sa culture arménienne.
Son fils, quant à lui, va choisir une autre voie, il s’oppose à son père.
La première chose qu’il faut comprendre est que ces jeunes gens pensent en permanence qu’ils sont des survivant-es même s’ils n’ont pas vécu eux-mêmes le Génocide. C’est le principe de tout génocide : les survivant-es se posent toujours la même question: qu’est-ce que je fais là ? Ce jeune garçon en a assez de déposer des fleurs sur des monuments, il veut la reconnaissance réelle du Génocide. Ces évènements se passent dans les années 80, la Turquie est une dictature où il y a un négationnisme important avec une grande complaisance de l’État français. Aram vit cela comme une grande injustice ; quant à sa mère, Anouch, elle est fascinée par lui, fascinée par sa détermination. Elle le soutient mais elle ne mesure pas jusqu’où il va aller ni où cela va les mener.
Dans ce film, les mères sont celles qui transmettent la mémoire, ne sont-elles pas piégées par ce rôle ?
Ce sont toujours les femmes qui racontent l’Histoire, qui chantent les chansons. L’histoire des familles passe par la parole des mères, pas par celle des pères. Les mères arméniennes avec leurs fils ont, comme dans beaucoup de communautés, cette attitude sacrificielle. Mais dans le cas d’Anouch, ça va aller très loin. Son fils va commettre un attentat. C’est une fille complexe en réalité car en même temps qu’elle admire son fils, elle va demander pardon à la victime accidentelle de celui-ci, un jeune garçon qui va venir remplir le vide qu’il a laissé sans jamais le remplacer. Ce garçon, Gilles, va vouloir comprendre pourquoi sa vie a basculé en établissant un lien avec elle et sa communauté.
Elle se sent coupable et tout le monde, même son mari, lui reproche, comme à toutes les femmes, ce qui arrive à leur fils. Mais est-elle vraiment responsable ?
Bien sûr qu’elle est responsable de la situation de son fils car elle l’a poussé en lui disant tout d’abord que, si elle avait son âge, elle poserait elle-même des bombes. Elle est totalement en accord avec lui et il part avec son soutien. Le rapport entre elle et son mari n’est pas un rapport antagoniste mais un rapport complémentaire. Lui a essayé que tout se tienne dans cette famille, y compris économiquement, il a monté une épicerie. Il n’arrive pas à être un guerrier donc le guerrier c’est elle. En même temps, comme tous les fils, Aram a toujours raison. Il faudra encore des millions d’années pour qu’on arrive à changer ça. Pour moi, c’est la faute des femmes. Il y a quelque chose qu’elles ont tellement absorbé et qu’elles reproduisent sans qu’on ait besoin de leur demander. Ce qui est absolument terrible.
Le troisième personnage féminin dans le film est Anahit, engagée aux côtés d’Aram dans la lutte armée, un profil de femme différent ?
Un profil de femme différent ? Elle est le profil type des femmes engagées dans une lutte et qui vont jusqu’à prendre les armes. Beaucoup de femmes kurdes sont comme ça, très impliquées. Un idéal politique est quelque chose d’incroyable. Et les filles sont capables de tout sacrifier. Elles s’interdisent d’aimer, d’embrasser leurs proches, d’avoir des enfants… Tout moment d’émotion, de faiblesse pourrait faire qu’elles n’arrivent pas à continuer. Alors, elles ne se le permettent pas. C’est ce que j’aime chez Rosa Luxemburg, son intelligence et sa force, qui reste une grande poète jusque dans son implication politique, ce que s’interdisent parfois certaines combattantes par peur de flancher. En prison, elle écrivait des lettres magnifique. Mais tout le monde n’est pas Rosa Luxemburg.
Une histoire de fou est également un film engagé pour la reconnaissance du Génocide arménien. Comment peut-il être accueilli, notamment en Turquie ?
Je ne sais pas comment ça va se passer. Il y a encore quelques temps, je pensais que le film sortirait en Turquie comme tous les autres films de Robert, y compris Le voyage en Arménie (1) dans lequel le mot génocide est prononcé. Mais aujourd’hui, on revient à un durcissement de l’État turc avec Erdogan (2) , bien que la société civile turque soit prête. Nous avons beaucoup d’amis turcs qui soutiennent le film. C’est le cas de notre amie Pinar Selek (3) qui a écrit le livre : Parce qu’ils étaient arméniens.
Votre personnage se rend à un moment dans la nouvelle Arménie. Quel rôle joue l’Arménie actuelle dans le travail de deuil des arméniens ?
Elle fait partie de l’Arménie éternelle, l’Arménie culturelle. L’Arménie a en grande partie été absorbée par l’empire ottoman. Cependant, il y a beaucoup d’arméniens dont les familles étaient en Anatolie et qui ne rêvent que d’une chose : aller en Arménie. Quand vous êtes à Erevan, vous contemplez le Mont Ararat. Il ne faut pas être dans une lecture géographique de ces lieux mais se situer dans un rapport nouveau à l’Arménie. La mère d’Anouch lui a demandé d’enterrer ses cendres en Arménie. Elle peut le faire, elle le fait. C’est symbolique. Il faut bien écouter ce qu’elle dit : « Un jour, la Turquie va reconnaître le Génocide, les arméniens vont revenir, ils feront du commerce, ils reconstruiront leurs maisons. » Mais cela reste un rêve obsessionnel, un but de tous les instants que tout arménien porte chevillé au corps et au cœur.
Propos recueillis par Carine Delahaie
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Le voyage en Arménie est un film réalisé en 2006 par Robert Guédiguian.
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Au moment de l’interview, les résultats des dernières élections législatives en Turquie confortant Erdogan n’étaient pas encore connus.
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Pinar Selek est une militante féministe, sociologue et essayiste turque. Le 11 juillet 1998, elle est arrêtée par la police turque, accusée d’avoir déposé une bombe qui aurait fait sept morts et plus de cent blessés au Marché aux épices d’Istanbul. Malgré les rapports d’experts qui certifient qu’il ne s’agit pas d’une bombe mais de l’explosion accidentelle d’une bouteille de gaz, le gouvernement turc s’acharne sur Pinar Selek depuis 17 ans. Emprisonnée, torturée, elle est libérée. Elle vit actuellement réfugiée en France. Source : www.pinarselek.fr
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