Leïla Slimani, née au Maroc, lauréate en 2016 du Prix Goncourt avec Chanson douce, donne cet automne dans son nouveau livre la parole à des femmes marocaines qui témoignent de leur sexualité sans tabou. Dans une société où le poids des traditions, des interdits et des mensonges infligent une souffrance quotidienne aux femmes. Un ouvrage courageux qui, sans fioriture, révèle les démons d’un pays où la parole des femmes est rarement entendue. Entretien.
Comment avez-vous eu l’idée de ce livre témoignage ?
Avant d’être romancière, j’étais journaliste et je réalisais des reportages essentiellement au Maghreb sur des sujets de société, particulièrement sur la situation des femmes et des jeunes. Il m’était rapporté une souffrance due à un manque de liberté, de travail, mais aussi ce sentiment de ne pouvoir vivre librement les relations entre femmes et hommes. Les plus jeunes se plaignaient de ne pouvoir avoir d’espaces pour se rencontrer, « ne serait-ce que cela » disaient-ils, considérant déjà qu’aller plus loin relevait de l’impossible. En 2011, quand les « révolutions arabes » sont apparues, la présence massive des femmes dans les manifestations, les violences sur la place Tahrir en Égypte, les harcèlements et les viols en Tunisie m’ont conduite à faire un sujet sur cette question de la sexualité dans le monde arabe.
Comment avez-vous rencontré ces femmes ?
Quelque temps plus tard, lors d’une présentation au Maroc de mon premier ouvrage, Dans le jardin de l’ogre – racontant la vie d’une nymphomane -, une femme vient vers moi et me raconte sa vie, tout simplement. Cette confiance qu’elle me donne à me raconter son intimité me touche profondément. J’ai donc poursuivi d’autres rencontres avec des femmes de tous horizons sociaux, de la ville ou de la campagne, de différentes générations. Une rencontre en a entraîné une autre et l’envie de parler s’est propagée. J’ai rassemblé tout cela dans ce livre témoignage qui n’est surtout pas un essai mais vraiment la parole des femmes restituée et je l’espère en toute honnêteté.
Au Maroc, les femmes sont souvent mises au ban de la société, encore aujourd’hui ?
Dans les pays arabo-musulmans, les femmes sont toujours les premières à subir les violences de la société patriarcale où l’espace féminin n’existe pas. Que ce soit dans la rue, dans la vie politique, dans la vie sociale, les femmes souffrent du regard des hommes, du poids des interdits, des injonctions qui leur sont faites à rester à leur place. Leur première aspiration étant bien sûr celle d’une sexualité libre.
Et vous analysez la place de la virginité dans cette oppression…
Dans le monde arabe, les femmes ont comme une épée de Damoclès au-dessus de leur tête : c’est la virginité, symbole de bonne valeur pour une femme. Cette valeur que leur impose la tradition, la religion, pureté attestant d’une bonne éducation… La perte de sa virginité serait la honte pour une femme, le déshonneur pour sa famille. Au travers de ces témoignages, on peut voir que des femmes ont parfois bravé ce poids traditionnel, tentant de vivre librement leur sexualité. Ceci représente vraiment un courage énorme car souvent il est synonyme de rupture avec la famille, l’entourage.
Le courage de ces femmes est surtout celui de parler et d’oser dire qu’elles veulent vivre librement leur sexualité. Il faut savoir qu’au Maroc, comme dans d’autres pays du monde arabe, les relations sexuelles ou amoureuses, s’embrasser ou se tenir la main dans la rue, hors mariage sont un délit. C’est-à-dire qu’elles sont condamnables, passibles d’emprisonnement ou d’amende.
Vos témoins sont en proie à une sorte de schizophrénie, elles souhaitent se libérer, mais restent sous le poids de la tradition ?
Dans le livre, j’écris ce que me racontent les femmes : le viol, les avortements clandestins et les violences sur leur corps. Mais j’observe aussi qu’elles parlent peu de leur corps comme désir d’amour, plus souvent comme d’une malédiction ! Elles ont du mal à se défaire de tout ce poids de la tradition. Même quand elles veulent être libres sexuellement, le corps est en souffrance. Le témoignage de Zohr est poignant : elle a aujourd’hui trente ans, célibataire, elle vit chez ses parents, elle a été violée à quinze ans par trois hommes alors qu’elle allait au cours du soir. Elle a beaucoup de mal à parler de sa sexualité aujourd’hui qu’elle pense vivre « mécaniquement ». Ce souvenir la hante. Sa manière à elle de parler de la sexualité c’est de dire qu’il faut « libérer le sexe » pour faire avancer les mentalités, ajoutant même que dans l’intimité tout est possible ! Mais à l’extérieur, il ne faut rien laisser paraître.
Sexe et mensonges, deux mots qui vont de pair dans votre enquête. Les non-dits et les silences accompagnent la sexualité hors mariage, l’homosexualité, la prostitution…
Le mensonge frôle la tartufferie dans ce Maroc où le pouvoir sait bien ce qui se passe en matière de sexualité car les pratiques sont démocratisées. Son discours est : « Fais ce que tu veux, mais fais-le en cachette. » Officiellement, il y a les lois qui interdisent les relations hors mariage, l’adultère, l’homosexualité… Mais évidemment ces lois sont inapplicables et donc pas appliquées. Ainsi, les Marocains qui pratiquent une sexualité hors mariage, le font « en cachette » et l’État dit « on n’ira pas voir chez vous ce qui se passe ». Mais lorsque des couples non mariés sont vus dans l’espace public, là il y a trouble à l’ordre public et donc condamnation. Le pouvoir reprend alors à son compte la culture traditionnelle issue de la culture islamique et précisément d’un hadith1 qui dit : « Si tu commets le péché, si tu commets une dépravation, au moins fais-le en cachette… et ne répands pas le péché autour de toi. »
Cependant, la société marocaine et ses traditions semblent exploser de part et d’autre ?
Oui, aujourd’hui cette société de mensonges et d’hypocrisie ne permet plus de maintenir la paix sociale. Les gens conservateurs, traditionnalistes considèrent que l’État est déviant, défaillant car incapable d’appliquer la loi. Ils l’appliquent donc eux-mêmes, interpellent les homosexuels, les couples qu’ils savent hors mariage. Et l’État les laisse faire, ils se sentent ainsi confortés. À l’inverse, tous les gens qui essaient de vivre pleinement leur sexualité, de s’émanciper, et particulièrement les femmes en concubinage ou dans une relation hors mariage, vivent avec une peur constante qu’on utilise leur sexualité pour les mettre dans une situation compliquée. On se retrouve dans une pratique courante où les femmes sont là encore, de par leur choix de vie, montrées du doigt.
Des avancées législatives pourraient être prises dans un premier temps pour améliorer la situation ?
Pour que la société avance et que les mentalités bougent, il me semble qu’il faut fondamentalement supprimer les articles 490 et 491 du Code pénal. Ces articles sont la condamnation à des peines de prison pour les hommes et les femmes qui ont des relations sexuelles et vivent ensemble hors mariage. La société ne peut que s’ouvrir si elle s’affranchit du carcan des traditions, du patriarcat. Je suis marocaine, je pense que notre société va grandir dans cette ouverture que sera l’égalité entre les femmes et les hommes, dans tous les domaines, dans la vie sociale, politique, économique. La femme doit être aujourd’hui l’égale partout !
Ce livre a été « adapté » en roman graphique ? Comment est né ce travail en collaboration avec la dessinatrice Laëtitia Coryn ?
Après qu’elle a lu les témoignages, nous nous sommes rencontrées. Elle est venue au Maroc avec moi et ensemble nous avons convenu de faire un écrit romancé de ces témoignages. La BD est une manière plus accessible de lire pour la jeunesse et le très beau dessin de Laëtitia rend bien compte de l’univers de ces rencontres. La couleur apporte une autre dimension au récit.
Leïla Slimani, vous sentez-vous féministe ?
Complètement ! Je pense fermement que le féminisme appartient à toutes, au-delà des territoires et des frontières. Les hommes n’ont jamais eu besoin d’une nationalité pour battre les femmes ou les rendre inférieures, pour les violer ou les traiter comme moins que rien. Aucune culture ne peut justifier cette inégalité, cette injustice faite aux femmes. Pour moi, le féminisme est universel. Ce livre est dédié à Fatima Mernissi, sociologue et romancière marocaine, qui toute sa vie a œuvré pour que les femmes marocaines et du monde arabe connaissent un jour l’émancipation et un air de liberté sexuelle.
Propos recueillis par Samia Messaoudi
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