Alexandra Kollontaï, l’amour-camaraderie

Qui connaît aujourd’hui le nom de la première femme de l’histoire contemporaine à avoir été membre d’un gouvernement et première ambassadrice dans un pays étranger ? Alexandra Kollontaï, issue d’une famille aristocratique de Saint-Pétersbourg, féministe, est l’une des plus ardentes artisanes de la Révolution de 1917.

Fille d’un général russe d’origine ukrainienne et d’une mère finlandaise d’origine paysanne, la famille de noblesse terrienne dans laquelle grandit Alexandra Kollontaï formule des dissensions avec le tsarisme, exprimant ses attentes pour des droits politiques de la bourgeoisie.

Naissance d’une révolutionnaire

De ce milieu aristocratique et libéral, Alexandra gardera cette volonté de rupture avec l’ordre établi même si, dans la Russie de la fin du XIXe siècle, la femme reste reléguée au domaine domestique. Alexandra est vouée à devenir la représentante de la position sociale de sa famille. Rebelle à cette destinée, elle va à l’encontre des normes sociales de l’époque en épousant par amour Vladimir Kollontaï, certes son cousin. Très vite prisonnière de sa vie d’épouse et de mère, elle se rapproche des cercles révolutionnaires qui l’aident à lier sa lutte de femme à celle des ouvier.ère.s. Bientôt, elle se sépare de son mari. En 1898, elle voyage en Europe afin d’approfondir ses connaissances du marxisme et devient rapidement une des intellectuelles incontournables du mouvement révolutionnaire russe.

L’apparition d’une femme nouvelle

Alexandra Kollontaï se consacre entièrement à l’intégration des femmes dans la révolution socialiste. Elle milite – en vain – au sein du jeune Parti ouvrier social- démocrate de Russie pour la création d’un Bureau des femmes. Elle tente de convaincre de l’apport des femmes à la révolution ainsi que de la relation entre  émancipation des femmes et cause socialiste. En 1907, au côté de Clara Zetkin, elle entre au secrétariat de l’Internationale socialiste des femmes. Elle concentre également ses efforts sur la théorisation du type de révolution dont les femmes ont besoin pour en finir avec leurs oppressions : « […] il y avait encore une oeuvre inachevée : la libération de la femme. Les femmes, naturellement jouissaient de tous les droits, mais en pratique, évidemment, elles vivaient encore sous l’ancien joug : aucune autorité dans la vie familiale, asservies par un millier de tâches domestiques, ayant à charge tout le fardeau de la maternité […]. »

Pour Alexandra, la révolution marxiste doit voir l’apparition d’un homme nouveau et d’une nécessaire révolution « psychologique » de l’humanité en rupture avec la morale bourgeoise et le patriarcat. Cette révolution qui permettrait la libération des femmes doit se faire sur le champ, dès les premières étapes du processus révolutionnaire, en même temps que la transformation des bases socio-économiques sur lesquelles repose l’exploitation. Ce bouleversement doit débuter au plus tôt chez les femmes avec l’apparition d’une « femme nouvelle » qui lutte contre l’asservissement à l’État, la famille, l’usine et la société.

La Révolution d’Octobre, de nouveaux droits pour les femmes

Au début de l’année 1917, après les premiers soubresauts de la révolution et grâce à l’amnistie des exilés politiques, Alexandra Kollontaï revient en Russie. Dès lors, son ascension politique est rapide. Première femme élue au Conseil exécutif du soviet de Pétrograd puis dans le gouvernement d’Octobre, elle devient de novembre 1917 à mars 1918, Commissaire du peuple à l’Assistance publique, équivalent du ministre de la Santé. Elle est ainsi la première femme au monde participant à un gouvernement. Mais cette ascension personnelle ne la détourne pas de son objectif premier : organiser les femmes au sein du parti.

En 1918, elle est à l’initiative du premier congrès des femmes travailleuses et paysannes russes. Elle participe à l’adoption de nouvelles lois reconnaissant les femmes comme citoyennes dotées des mêmes droits que les hommes. Celles-ci obtiennent le droit de voter et d’être élues, l’accès à l’éducation, un salaire égal à celui des hommes, un nouveau code de la famille égalitaire, l’adoption du mariage civil, le divorce, la suppression des distinctions entre enfants légitimes et illégitimes, des mesures de protection des mères et des enfants… Les femmes acquièrent également le droit à l’avortement dès 1920.

Ce droit sera remis en cause en 1936 par Staline. Pour la libération des femmes, Alexandra veut également les décharger de travaux domestiques, « séparer la cuisine du mariage ». Pour cela elle développe la socialisation des tâches domestiques : la restauration collective, les entreprises ménagères, les blanchisseries… afin d’alléger le travail ménager des femmes.

En janvier 1918, un office central pour la protection de la maternité et de l’enfance se met en place et se charge de garantir l’assistance aux femmes enceintes et aux jeunes mères. Un congé maternité de seize semaines est institué ainsi que pour les femmes enceintes la dispense des travaux trop pénibles, l’interdiction des mutations géographiques et des licenciements, l’interdiction du travail de nuit, l’accès à des cliniques appropriées à la maternité, à des cabinets de consultation et à des crèches.

L’amour libre

Pour Kollontaï, l’émancipation des femmes doit dépasser la seule libération des tâches domestiques et de la maternité. Elle implique une révolution des relations entre les sexes et donc le développement d’une nouvelle conception de l’amour : l’amour libre, l’amour de camaraderie. Cette nouvelle morale sentimentale est basée sur plusieurs principes : l’égalité des rapports mutuels, l’absence de possessivité, la reconnaissance des droits individuels de chacun des membres du couple, l’empathie et le souci de l’autre. Seule une société basée sur la solidarité et la camaraderie peut permettre des relations libres. Dans ses discours, ses écrits, comme La Famille et l’État communiste, l’Amour des abeilles travailleuses, le Chemin de l’amour, Amour libre, la Femme nouvelle et la classe ouvrière, Lutte de classe et sexualité, elle se prononce pour l’union libre qu’elle pratique. Elle défend ses idées sur la liberté sexuelle, la fin de la cellule familiale.

Dans la société du début du XXe siècle où le mariage par « commodité » est une pratique courante dans toutes les classes sociales, beaucoup de femmes posent la nécessité de l’amour libre. Pour Kollontaï, ce concept est impossible à mette en place dans une société dominée par la propriété privée, elle questionne ce que seront les relations amoureuses dans une société libérée de la morale bourgeoise. Elle estime que la société capitaliste a mis en place des relations humaines basées sur l’individualisme et juge que le mariage et la fidélité, qu’elle appelle la « captivité amoureuse », vont disparaître.

Les premières dissensions au sein du Parti

En 1917-1918, le tout jeune gouvernement bolchevique est confronté à la nécessité de mettre fin à la guerre avec l’Allemagne. Deux courants s’opposent au sein du parti : ceux, comme Lénine, qui défendent l’idée de la signature d’un accord de paix et ceux, comme Alexandra, « les communistes de gauche », qui veulent mener une guerre révolutionnaire offensive et provoquer la révolution dans d’autres pays. Cette position amène Alexandra Kollantaï à quitter son poste au Comité central et son mandat de Commissaire du peuple au printemps 1918.

Au cours des mois suivants, les différences avec les communistes de gauche se creusent et, en 1920, Alexandra Kollontaï fonde avec Alexandre Chliapnikov l’Opposition ouvrière qui centre sa réflexion sur l’importance des syndicats et de la classe ouvrière dans le processus révolutionnaire ainsi que sur l’opposition à la Nouvelle politique économique engagée par Lénine. En mars 1922, l’Opposition ouvrière se dissout. Désormais Alexandra ne prendra plus de position politique. Elle devient diplomate, ambassadrice de l’URSS en Norvège, au Mexique et enfin en Suède.

Ce n’est qu’en 1945 qu’elle retourne à Moscou où, malade, elle reste enfermée chez elle jusqu’à sa mort en 1953. Ses questionnements sur l’émancipation des femmes étonnamment avant-gardistes conservent aujourd’hui toute leur force.

Kévin Védie

 

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