Sophie Rosemont est entrée dans le monde du rock comme autrice pour Le nouveau dictionnaire du rock de Michka Assayas. Journaliste pour Rolling stone, Les Inrocks ou Paris-Match, elle chronique aussi sur France culture pour « La dispute ». Elle signe Girls rock, un ouvrage à la playlist entièrement au féminin…
Bonjour Sophie Rosemont, une question avant toutes les autres : qu’est-ce que le rock ? Une posture ou un genre musical ? Peut-être les deux ? Vous citez Dolly Parton ou Aretha Franklin dans ce livre comme des rockeuses, étonnant ?
J’ai justement essayé d’éviter la posture. Ce n’est pas un dictionnaire, mais plutôt un ouvrage sélectif. Dans ce livre, je choisis qui je veux. Une Dolly Parton sur le plan musical a des côtés rock. Par certains arrangements, sur certains morceaux et des intonations de voix. En fait la Country, c’est avant tout de la guitare. Et au fond le rock, c’est quoi ? De l’audace, une musique de contestation. Au même titre que le hip hop. Tout le monde pense à une guitare électrique quand il pense rock. Mais pas seulement, une guitare sèche, un piano peut être rock ! D’où le choix de parler de Véronique Sanson. Et Kate Bush, par exemple, on me dit « c’est une pianiste », mais elle joue de tous les instruments. Elle est rock et une super guitariste.
Et pour Aretha ?
Aretha Franklin a tout chanté, tout fait. Mon album préféré c’est Amazing Grace qui est un album de gospel, mais il y a aussi des morceaux plus rock : quand elle chante Respect, c’est très rock’n’roll. Et puis, elle est morte quand j’écrivais ce livre et je l’aime tellement fort… La moindre des choses était qu’elle y soit. Tout comme Dolly Parton, elle a tellement inspiré de rockeuses qui m’en parlent. J’ai aussi choisi de présenter des modèles dans ce livre.
On apprend l’existence de rockeuses qu’on ne connaissait pas dans cette histoire du rock que vous visitez aussi du point de vue de la filiation…
J’ai cherché la dimension tribale parce qu’il y avait plusieurs approches pour écrire ce livre : une approche chronologique, une approche alphabétique ou une approche thématique. Mais je ne voulais pas écrire un dico et avec une vision chronologique du rock, je perdais mon lectorat sur de longues périodes où il ne se passe rien. L’évolution du rock s’est construite par pics d’intensité.
Finalement, l’histoire du rock est complexe et les femmes n’échappent pas à la règle ?
Il y a beaucoup de sous-branches, de filiations et de personnalités différentes chez les rockeuses et elles rendent souvent hommage à de grands artistes hommes. On a très peu de rockeurs qui font de même. Mick Jagger a quand même fini par rendre hommage à Tina Turner à qui il a tout piqué. On questionne la légitimité des femmes : est-ce du « vrai rock » ? Les icônes masculines du rock les plus connues ne sont pas non plus les plus radicales. Personne ne connaît la tête de Motorhead mais tout le monde connaît Lou Reed et David Bowie.
Dans votre livre, les rockeuses détonnent avec l’image de femmes rivales véhiculée par le grand public.
Je voulais montrer qu’elles étaient solidaires entre elles, que cette histoire de rivalité est un fantasme. Cette légende du « crêpage de chignon » ne s’appuie sur rien. Il faut toujours inventer des combats entre nous, les filles. Mais à part Courtney Love qui, elle, se battait avec tout le monde, les filles ont toujours eu beaucoup de bienveillance les unes envers les autres. Quand on voit les duos qu’elles font ensemble, on ne peut pas en douter. Quelle que soit la génération, il y a un sens de la solidarité plus important entre les femmes.
Certaines en subissent pourtant toujours les conséquences…
Oui, c’est terrible, on a diabolisé Yoko Ono ! J’ai même reçu des remarques très virulentes pour l’avoir mise en couverture de mon livre. Elle est toujours responsable pour le grand public de la séparation des Beatles… Les rockeurs, eux, peuvent avoir des comportements dégradants, on leur passe tout.
Vous étayez la thèse selon laquelle on a rayé de l’histoire des femmes rockeuses au profit de leurs homologues hommes, dans les groupes notamment ?
Il y a des femmes qu’il me paraissait important de ne pas oublier. June Carter, par exemple, est née avec la musique dans le sang, elle n’a pas attendu Johnny Cash, elle ne lui doit rien. Annie Lennox devrait tout à Dave Stewart. Dès qu’il y a un couple en musical, on le réduit au mec. J’ai eu besoin de tout replacer dans son contexte. Et surtout quand on rencontre une Shirley Manson. Les spécialistes disent que Butch Vig a tout fait, mais c’est faux ! Elle a tout écrit à partir du deuxième album. Et surtout, sans elle qui se souviendrait de Garbage, et pas seulement à cause de sa beauté ! Elle a vraiment fait des choses très fortes.
Vous rappelez au grand public une autre grande artiste, Sister Rosetta Tharpe. L’équivalent masculin n’existe pas ?
Rosetta Tharpe est peu connue, vraiment, parce qu’elle est une femme, noire et pauvre. Si elle s’était ancrée dans le music-hall, elle serait peut-être restée plus longtemps dans notre mémoire collective, mais elle était plus rock. Les Stones ont beaucoup « pompé » le travail de Sister Rosetta Tharpe. Je tenais à commencer par elle. Il faut vraiment que le public redécouvre son oeuvre, on lui doit trop !
Le physique compte aussi dans la légende du rock pour les femmes, on ne peut pas le nier ?
On n’ose plus parler du physique des artistes et de l’influence que cela a sur leur carrière. On en parle surtout pour la pop. La pop est une musique de séduction, ce qui n’est le cas ni du rock, ni du hip-hop. La beauté y est presque une obligation. Je crois que Nico aurait été beaucoup plus respectée si elle avait été moins belle. Stevie Nicks ou Grace Slick, c’est le même type de profil : des nanas canons, hyper sûres d’elles, hyper séductrices, qui ont soi-disant mis la zizanie dans leur groupe parce qu’elles vivaient leur sexualité très librement… Et dont on oublie complètement qu’elles sont à l’origine de tubes.
Quels sont les rapports de ces rockeuses avec les codes patriarcaux du rock ? Est-ce qu’elles avaient conscience de ne pas s’y conformer ?
Clairement, toutes. De par leurs manières de faire. Certaines se disent féministes, d’autres pas. Dans les années 30-40 puis 50-60, c’était très dangereux socialement, mentalement et au niveau familial, de faire de la musique quand on était une femme, d’autant plus seule et d’autant plus du rock’n’roll. C’était très mal vu ! C’était un acte de rébellion en soi. En tout cas, elles se confrontaient à quelque chose d’interdit. Dans les années 80, je citerais Kate Bush. Elle ne s’est jamais dit féministe mais elle a quand même mené une vie de personne très indépendante qui ne s’embarrassait pas de devoir quoi que ce soit à un homme. Dans les années 90 où le rock était très engagé, très féministe, surtout aux États-Unis avec les Riot Girls ou PJ Harvey, là le discours était très clair. Il y a peut-être un égarement dans les années 2000. Mais depuis 2010, avec des artistes comme Anna Calvi, Beth Ditto, Courtney Barnett… toutes ces filles ont un discours féministe tant dans leurs chansons que dans leurs interviews.
Et en France vous citez Véronique Sanson…
Véronique Sanson n’a pas attendu d’être avec Stephen Stills pour connaître par cœur la folk américaine. On lui a longtemps refusé une crédibilité de rockeuse parce qu’elle a quitté Berger… Mais Vancouver est clairement une chanson folk-rock ! Elle n’aurait jamais fait la carrière qu’elle a faite si elle était restée en France. Besoin de personne, pour moi, c’est une chanson féministe !
Vous rappelez la présence de Catherine Ribeiro dans les rockeuses françaises ?
Ribeiro, c’est une voix incroyable, mais on l’a complètement zappée… Sûrement parce qu’elle était tellement politisée. Une intégrale de son oeuvre est sortie chez Universal, mais elle ne veut plus rien avoir affaire avec les journalistes. Pour moi, elle avait sa place dans Girls rock.
Vous avez consacré un chapitre aux bandes de filles. Un pied de nez au mythe masculin du groupe rock ?
J’ai adoré ce chapitre ! C’est faux que seuls les mecs ont des groupes, des bandes de potes… ! J’aimerais en reparler un jour dans un « Girls Groove ». Mon livre n’est pas du tout un livre de victimisation. Au contraire, il porte sur la puissance des femmes, sur ce qu’elles ont fait. Je l’affirme, et parfois au détriment des garçons, tant pis ! On m’a pas mal posé la question sur ce livre : « Est-ce que ce n’est pas sexiste de ne parler que de femmes ? » Attendez, ça ne choque personne quand on écrit un livre sur les destins tragiques du rock et qu’il y a genre deux femmes !
Propos recueillis par Carine Delahaie et Gwendoline Coipeault
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