Laurence la féministe face à la ministre Rossignol

rossignolEst-ce la féministe en elle qui a cultivé une certaine effronterie que l’on n’attend pas d’une ministre ou son irrévérence naturelle qui la poussa jadis dans les bras musclés du MLF ? L’histoire ne le dit pas. Après deux années dans les rangs du gouvernement dont une en tant que ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes, Laurence Rossignol reste cash. Juste une thermos de thé entre nous… Entretien.

Quel regard portez-vous sur votre parcours ? Vous êtes féministe mais toutes les féministes ne seront pas ministre des Droits des femmes ?

Je n’avais jamais réellement envisagé d’être ministre des Droits des femmes. Cela me paraissait assez irréaliste. Je n’ai pas travaillé pour être ministre des droits des femmes. Cependant, tout ce que j’ai fait dans ma vie politique et militante, je l’ai fait en féministe. Le féminisme n’a jamais été un secteur de l’activité politique, mais une grille de lecture qui s’applique à tout ce que j’accompli. Je me suis occupée très longtemps de la question des droits des femmes au PS, mais j’ai eu aussi d’autres responsabilités que j’ai assumées en féministe. La question de l’égalité femmes-hommes transcende toutes les autres questions.

Dans un premier temps, les féministes vous ont reproché d’être également en charge de la famille, tout un symbole.

Je comprends que les féministes aient pu être troublées par un portefeuille commun famille et droits des femmes. Mais j’ai toujours pensé que c’était possible parce que c’était moi et que je suis féministe. Dans les mains de quelqu’un qui ne comprend pas le féminisme, toutes les dérives sont possibles. J’étais déjà une secrétaire d’État à la famille féministe, dans les politiques familiales même pour les personnes âgées avec la situation spécifique du monde du vieillissement où tous les métiers sont assurés par des femmes et donc sous-qualifiés. Pour moi, il y a une cohérence à mettre les politiques publiques familiales dans les mains de la ministre féministe des droits des femmes, pour s’assurer de politiques familiales au service de l’égalité. Mes deux priorités ont aussi été de m’occuper des familles monoparentales et des modes d’accueil de la petite enfance.

Qu’avez-vous porté de spécifiquement féministe dans ce domaine ?

J’agis en féministe par exemple en concevant les maisons d’assistantes maternelles avec deux préoccupations qui sont la qualité d’accueil des enfants et la qualité du travail des femmes. Mon devoir est de m’occuper du statut de ces femmes qui travaillent chez elles sans étanchéité entre vie professionnelle et vie familiale. Pour elles c’est la double journée. Je voulais leur permettre de faire le même travail en sortant de chez elles, d’augmenter leurs compétences avec une vraie équipe et en se professionnalisant. Ce n’est pas la même chose que de rester chez soi en termes d’émancipation personnelle et de socialisation. Pour moi, le travail émancipe. Pour cela, il faut qu’il soit socialisé et reconnu, y compris par ses proches.

Inversement, les féministes ne s’intéressent pas au monde du grand âge ?

Je me suis beaucoup interrogée sur cette question. Les EHPAD ne sont pas des lieux de sexisme ordinaire. La question se pose différemment. Tout ce que l’on fait sur la bientraitance, le respect de la pudeur, de la dignité sert aux femmes. Après, il reste la difficile question de la sexualité en établissement qui n’est pas assez traitée.

Quelle image avez-vous des mouvements féministes aujourd’hui ?

Les mouvements féministes ont toujours été traversés par différents courants. La pensée féministe est une pensée jeune, en perpétuelle construction. Elle doit constamment s’adapter parce que le mode de vie des femmes et leur sociologie évoluent. Depuis sa création, il y a toujours eu en son sein des conflits internes parfois violents, d’une grande radicalité, dans le MLF notamment. Je ne suis pas étonnée que cela continue. Les questions se renouvellent car le temps en a réglé un certain nombre. On est sorti des clivages entre universalistes et essentialistes. Je pense, par exemple, que la condition matérielle des femmes détermine leur conscience et comme les conditions matérielles des femmes ne sont pas les mêmes que les hommes, elles modifient leur conscience du monde, leur rapport au temps. D’autres pensent différemment. On a construit des synthèses sur les clivages d’hier. On construira des synthèses sur les clivages d’aujourd’hui. Chaque génération construit sa pensée et ses outils d’action.

La nouveauté est que les questions que posent aujourd’hui les féministes intéressent le grand public, davantage que dans les années 70.

Parce que l’installation de la question féministe dans la société a changé par rapport aux années 70. Les féministes étaient marginales à cette époque, aujourd’hui le sexisme est évoqué chaque jour. Je pense que la campagne « Sexisme pas notre genre » a contribué à libérer une parole. On a mis un coup de projecteur sur la question du sexisme. Et quand la lumière est allumée, cela permet de mener des réflexions, de révéler des situations. Il n’y a qu’à voir comment le sujet « sexisme » s’est invité dans la campagne Trump-Clinton. Il y a quelques années, Trump se serait fait épingler pour grossièreté, pas pour sexisme. Les débats autour du féminisme sont connectés aux questions de société. La laïcité, par exemple, est connectée à l’égalité.

A propos de laïcité, vous avez été attaquée sur la défense des valeurs républicaines. Etaient-ce vos positions ou le style Rossignol qui dérangent ?

Je constate que ce sont des sujets sur lesquels la forme ne va jamais. Mais ce qui dérange est le fond. L’injonction est de ne pas en parler. Quelle que soit la manière dont on le dit, ça n’ira jamais. Sur la forme, modestement, on me dit le plus souvent qu’on a envie d’entendre des politiques qui parlent cash, qui s’expliquent et dont les convictions sont claires. Pour ceux qui sont en désaccord, la forme est insupportable et dissimule mal le désaccord de fond. Les défenseur.e.s de la laïcité n’ont jamais le bon style. Après toutes les polémiques, ce que je déduis c’est qu’il n’y a pas de bonne façon de dire ce que certains ne veulent pas voir s’exprimer. Mais j’ai mesuré que dire les choses clairement fait aussi du bien à de nombreuses personnes.

Mais, dans la période, est-ce que des personnes qui parlent cash peuvent être présidentiables ?

Je pense que je n’ai aucune chance d’être Présidente de la République, pas seulement parce que je parle cash, mais parce qu’il faut apprendre un langage qui fait écho à ce que pense majoritairement les gens. Moi, je ne pars pas du ressenti. Je n’essaie pas de faire de compromis. Ça peut susciter des majorités aussi mais pas toujours. Les politiques parlent tout le temps. Quand on ne parle pas, on nous le demande, sur tous les sujets, même les faits divers, même Kim Kardashian… (rire). Le rôle des politiques doit d’abord être d’aider les gens à articuler une pensée.

La féministe qui est en vous est-elle satisfaite du bilan de la ministre ? A-t-elle des reproches à lui faire ?

Mon seul regret, le seul moment où je ne suis pas raccord, sera de ne pas avoir pu faire la PMA et sans raison objective. Mais indéniablement, nous avons fait progresser des choses et simplement fait des choses, beaucoup de choses.

Quand vous dites « nous », vous parlez du gouvernement ?

Oui, nous avons fait des choses qui resteront. Depuis 2012, la question du féminisme, de l’égalité, de sa meilleure compréhension, ont avancé.

Dans le bilan du gouvernement, il y a une fracture entre le sociétal et le social, et vous serez jugés durement sur les questions économiques et sociales ?

Sur les questions sociales, on peut être en désaccord en globalité avec ce gouvernement mais cela me paraît excessif parce que le social c’est aussi la santé, la famille… En fait qu’est-ce qui cristallise et détermine le ressenti ? La loi Travail.

Pas seulement. La loi Travail cristallise un mécontentement mais qui touche aussi les services publics, notamment en matière de santé…

Je n’ai pas la même analyse sur les services publics. Il faut d’abord se demander quels sont les services publics dont on a besoin aujourd’hui. Il y a parfois des crispations parce que l’on va fermer une perception dans un canton, pour moi ce n’est pas le sujet. L’accueil dans les caisses d’allocations familiales s’est amélioré. J’ai connu les files d’attente dans les Caf. On travaille différemment aujourd’hui et les allocataires y gagnent. Mon désaccord avec la gauche non gouvernementale est qu’elle est souvent dans le symbole, pas assez dans l’analyse et l’innovation.

Que voulez-vous dire ?

J’ai essayé de concevoir des services publics sociaux avec une autre approche entre usagers et services publics. Les bénéficiaires, par exemple, ne sont pas des assistés, ce sont des acteurs potentiels des politiques sociales. Une enquête serait nécessaire pour comparer ce que l’on a imaginé dans un bureau et la manière dont les citoyen.ne.s se saisissent, ou non, des politiques sociales. Il y a souvent un gouffre. Ce que j’ai fait dans les réseaux de familles monoparentales, dans les réseaux de protection de l’enfance, c’est de concevoir les politiques publiques avec les bénéficiaires.

Oui, mais on attendait plus d’audace de la gauche.

Est-ce que le gouvernement a fait une bonne politique ? Dans la vague libérale et populiste dans laquelle on est, qui nous dépasse, qui est européenne et touche tous les pays démocratiques, oui on a bien tenu. On a fait des erreurs sans doute. Si j’avais été directement décisionnaire, j’aurais peut-être fait autrement. Mais est-ce que j’aurais réussi ? Je n’en suis pas convaincue. La période est exceptionnelle, inédite. Ce qu’on dit de la gauche en France, on peut le dire de toute la gauche européenne. Même avec Tsipras, la gauche qui gouverne est montrée du doigt par la gauche radicale. Varoufakis quitte le gouvernement grec, il fragilise Tsipras mais il n’a aucune solution à proposer à la Grèce. La gauche radicale veut-elle gouverner ? Gouverner c’est essayer, c’est obligatoirement se tromper, c’est parfois réussir et parfois échouer, le tout sur des sables mouvants en terme de stratégie.

Il y a une nouvelle donne dans cette élection : la place du Front national ?

Pour l’élue de Picardie que je suis, le Fn est tout sauf nouveau. J’en ai 20 % devant moi depuis vingt ans. Mais le Fn susceptible d’arriver au pouvoir, ça c’est une donnée nouvelle, même s’il décevrait très vite. Quand on est jeune ou moins jeune, il y a mille raisons de s’indigner du monde dans lequel on vit. Je partage cette
indignation. Et le problème du décalage entre la population et les politiques est dû au manque d’indignation de ces derniers. Globalement, tous ceux qui prétendent gouverner ne sont pas indignés. Parce qu’ils ont déjà en tête qu’il faudra qu’ils réajustent leur indignation à leur pouvoir de faire et celui-ci va être extrêmement contraint. Donc la contrainte imprime le niveau d’indignation ; à un moment, la contrainte est totale et l’indignation disparaît. Finalement, les gens ont l’impression qu’on ne partage pas leur vérité. Le deuxième problème de la gauche, aux États-Unis comme en Europe, est que la traduction politique de l’indignation ne passe plus par nous. Elle passe soit par l’extrême droite qui donne une impression d’indignation bien plus grande, soit par une gauche ultra radicale, type « zadistes », « no borders », soit par l’affirmation religieuse. Le désenchantement des gens de gauche vient du fait qu’ils ne veulent se donner ni à l’ultra gauche, ni au Front national, ni aux religieux. Ils sont désemparés.

Vous finirez cette séquence avec le gouvernement ?

Avec toutes mes spécificités, je me suis posée la question en 2012 : la gauche est au pouvoir, en quoi puis-je être utile ? Je pourrais en vouloir une plus comme-ci ou moins comme cela. Mais je n’ai pas de gauche de rechange. En fait, je sais que c’est celle-là qui gouverne et c’est François Hollande qui a été élu. Je me suis dit : on va tout faire pour qu’il réussisse. Je finirai la séquence avec lui.

Que voudriez-vous qu’on retienne de votre passage au ministère ?

Ce dont je suis le plus fière est la réforme de la protection de l’enfance. S’occuper des mômes de l’ASE qui étaient dans l’angle mort des politiques sociales, y avoir associé tout le secteur qui porte cette réforme, j’en suis fière. On en a peu parlé parce que la société ignore les enfants pauvres, les plus vulnérables. En ce qui concerne les droits des femmes, dans un mandat court, je suis fière d’avoir permis de faire prendre conscience aux féministes de leur force collective, de leur influence sur la société en les réunissant autant que je pouvais au ministère sur tous les sujets. C’est pour cela que je fais un petit déjeuner par mois avec elles. Le plan sexisme n’était pas un coup de com’, il a été réellement co-construit avec les associations. Je suis fière d’avoir créé les conditions d’un travail commun avec des féministes qui ne se parlaient plus parfois. Je crois à la capacité des féministes à se mobiliser pour faire rempart aux menaces qui nous attendent nous les femmes.

Qu’elle chanson écoutez-vous en ce moment ?

She’s not there des Zombies, je suis assez pop-rock anglaise…

Propos recueillis par Carine Delahaie

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