Anne Isabelle François est maîtresse de conférences de littérature comparée à l’université Sorbonne Nouvelle. Spécialiste de la culture populaire, ses recherches portent également sur les études de genre. Passionnante et pédagogue, elle revient avec nous sur les intersections entre féminisme et pop culture…
Comment définissez-vous la culture populaire ?
On définit la culture populaire par opposition, de manière négative : la culture populaire, c’est ce qui n’est pas (légitime, canonique, reconnue, comme étant de qualité). La plupart des définitions dont on dispose sont par soustraction. Mais populaire cela signifie aussi que ce sont des œuvres qui rencontrent un très grand succès, des livres lus et des films vus par tout le monde.
Peut-on dire que la culture populaire a mauvaise réputation ?
On assiste depuis une vingtaine d’années à toute une série de phénomènes qui visent à montrer l’importance et la légitimité de ces pratiques. Cette analyse est basée sur des outils dont on dispose : en particulier, la grande enquête menée par le ministère de la Culture (enquête sur les pratiques culturelles des Français) qui révèle l’omniprésence de cette expression culturelle. On est dans une phase de dé-hiérarchisation des pratiques et des objets culturels, ce qui change le jugement qu’on porte sur ces questions.
Qu’est-ce qui vous a poussé à travailler sur ces questions ?
Comme souvent, quand on est enseignant… on est soi-même amateur du genre. Quand j’ai vraiment commencé la recherche, au moment de ma thèse qui portait sur la figure du diable dans la littérature du XXe siècle, un des trois auteurs sur lesquels je travaillais pratiquait la littérature de genre, en l’occurrence la science-fiction. Cela m’a amenée à m’interroger sur la question des frontières dans la production culturelle. La fréquentation des étudiantes et des étudiants a également joué un rôle : j’ai commencé à enseigner au moment de la publication des premiers Harry Potter qui reste une œuvre de référence et a marqué une forme de basculement. Cela m’a conduite à me dire que ce type de productions littéraires était insuffisamment représenté dans l’enseignement secondaire et le supérieur et qu’on était aussi face à une pauvreté d’outils d’analyse, précisément parce qu’elles ont été longtemps dévalorisées. Il faut repenser les pratiques effectives des gens, mais aussi la valeur qu’on leur accorde, selon quels critères, et intégrer la dimension genrée des autrices et des lectrices.
Cela me fait penser à ce que l’on appelle la « chick lit » ou « littérature féminine », pour désigner tout un pan de la littérature dite sentimentale et perçue comme un sous-genre. Est-ce qu’on dénigre aussi cette littérature-là pour également mettre de côté celles qui la lisent ?
Tout à fait. La « chick lit » c’est notamment Bridget Jones, 50 nuances de Grey, les Harlequin mais aussi Anna Gavalda, Colette… Il persiste un jugement extrêmement négatif sur ce type d’ouvrages, précisément parce que la majorité des lecteurs sont des lectrices. Ce qui est très frappant, c’est le fait que depuis une vingtaine d’années on assiste très clairement à un processus de légitimation de ce qu’on appelle les littératures de genre, comme la science-fiction, le roman policier, la BD etc. Au point que ce sont des genres tout à fait reconnus et qu’on ne va pas immédiatement s’en moquer. Parmi toutes ces catégories, une seule n’a pas connu ce processus de légitimation : la chick lit ou le roman sentimental. On va continuer de ricaner de ces lectrices un peu idiotes qui lisent Musso… Sans aucun doute, ça tient au fait que ce sont des lectrices.
Cela interroge aussi le regard que l’on porte sur la lecture : d’un côté il y aurait la « bonne » culture, celle qui élève, instruit, et de l’autre la « mauvaise » culture, celle qui distrait ou nous offre une évasion.
La ligne argumentative selon laquelle ce type de littérature ne permettrait pas de s’élever, voire serait potentiellement dangereuse au sens où il faut protéger les lecteurs mineurs (enfants, femmes, classes populaires, populations racisées) ce n’est pas spécifique à la chick lit ou au roman sentimental. Ce discours « ce n’est que de l’évasion » on le retrouve aussi à propos des littératures de genre. Ces œuvres essentiellement lues par des lectrices, beaucoup de la littérature sentimentale, souffrent d’un cran supplémentaire. Non seulement on accuse ces oeuvres de n’être que de l’évasion, mais en plus on présuppose que les lectrices sont nécessairement naïves et bêtes, donc elles y croient ; alors que dans le cas d’Harry Potter, oui c’est de l’évasion mais on admet que ça permet de grandir et qu’on sait tout de même faire la différence entre la réalité où il n’y a pas de sorciers et le monde de la fiction où il y en a. On prête aux lecteurs de science-fiction ou de fantasy une forme d’intelligence, des compétences de lecteur. On leur accorde de trouver simultanément de l’évasion, du plaisir, et d’acquérir des modèles de comportement qui les enrichissent, alors que les lectrices de 50 nuances de Grey, pour prendre l’exemple le plus récent, on ne leur prête jamais cette intelligence-là. Il y a un présupposé, d’une part, sur leur incapacité à faire la différence entre la réalité et la fiction et, d’autre part, sur le fait qu’elles appliqueraient mécaniquement ce qu’elles lisent à leur propre situation. Si on ne fait pas d’enquête, on ne peut pas savoir comment les gens lisent ou ce qu’ils en retirent. Le type d’évasion qui est proposé dans ce type d’ouvrages devient négatif parce qu’on préjuge les lectrices en disant qu’elles n’ont pas les capacités d’autres lecteurs, y compris les lecteurs qui lisent de la littérature populaire. Il y a eu, et il continue d’y avoir, toute une série de travaux, notamment sociologiques, qui vont observer par exemple sur Facebook des clubs de lectrices amatrices de 50 nuances de Grey : les chercheurs et chercheuses discutent avec elles, avec respect, réussissant à dépasser leur méfiance – parce que les lectrices ont conscience du jugement négatif porté sur elles – et il en ressort que ces lectrices ne sont pas plus bêtes ou naïves que les autres. Les travaux montrent qu’on n’est pas plus dans ce genre littéraire confronté à des lectrices incompétentes ou en train de confondre la réalité et la fiction.
Une partie des critiques concernant les lectrices de 50 nuances de Grey évoquait leur statut de « mère de famille », comme si le fait de lire des romans avec du contenu explicite en était d’autant plus dérisoire…
Oui, en effet, c’est extrêmement méprisant non seulement d’un point de vue de genre mais aussi de classe sociale. Quand on dit « mère de famille », on évoque des lectrices qui n’occupent pas nécessairement des emplois qualifiés ou qui travaillent à temps partiel parce qu’elles ont charge de famille. Si on faisait la même étude sur les publics pour des œuvres plus anciennes, Bridget Jones ou Twilight, on arriverait à la même conclusion. Des études ont été menées dès les années 60 et 70. Un ouvrage marquant reste celui de Janice Radway, une chercheuse américaine, paru en 1984* mais malheureusement pas intégralement traduit. Elle s’est intéressée à ces femmes qui lisaient des Harlequin, des romans à l’eau de rose, dans le cadre d’une enquête à la fois qualitative et quantitative dans une petite ville du Midwest aux États-Unis. Elle les a interrogées sur leurs goûts, leurs habitudes, leurs préférences et surtout ce qu’elles retiraient de la lecture de ces romans à l’eau de rose. Ce qui ressortait des réponses de ces lectrices, c’est que par rapport à toutes leurs contraintes (avoir charge de famille, être en partie en emploi, la charge mentale et les exigences sociales), cela leur offrait un espace juste pour elles, dans lequel elles n’étaient pas soumises à ces impératifs sociaux, familiaux, genrés, économiques. Il s’agit donc de pratiques de lecture beaucoup plus complexes, ce dont on aurait pu se douter si on n’avait pas ces biais sexistes.
Cette question de la lecture (il-)légitime se traduit notamment dans des débats en bibliothèque sur ce que doit ou pas financer l’argent public, bien que les bibliothèques aient fait un travail très important pour ouvrir leurs fonds. Pensez-vous que le libre accès, dans des lieux publics, à ces livres contribue à changer le regard que l’on porte sur eux ?
Je pense que c’est absolument essentiel. La légitimité est également toujours une question de visibilité. La bibliothèque municipale, comme l’école, sont des institutions de légitimation et d’affirmation des valeurs républicaines. Y refuser les mangas, par exemple, ou la « chick lit » est extrêmement violent. On exclut de la sphère nationale les lecteurs et les lectrices de ces types de littérature en leur disant que ce qu’ils aiment n’a pas sa place dans l’espace public. Or, si ce qu’ils aiment n’a pas de valeur, ils n’en ont pas eux-mêmes. C’est d’autant plus dommageable qu’on parle d’une quantité extrêmement importante de lecteurs et lectrices.
Pour lutter contre ces biais, l’école joue un rôle important…
Un gros travail a été fait ces dernières années autour de la formation des professeurs. Ce travail a notamment permis de revaloriser le parcours et la place de certaines autrices. La série des Claudine de Colette, c’est un des plus gros succès en librairie du XXe siècle !
Êtes-vous favorable à la parité dans les programmes scolaires ?
La parité de genre ? Oui. Je pense qu’il faut être proactif dans les programmes scolaires. On a toujours beau jeu de dire que les femmes ont moins produit d’œuvres que les hommes mais les auteurs ont été tellement surreprésentés et il y a tellement de rattrapage à faire qu’ils s’en remettront ! Par ailleurs, la diversité dans les programmes scolaires doit aller plus loin que la seule question de l’égalité femme/homme et intégrer les dimensions de classe et les dimensions raciales.
Propos recueillis par Gwendoline Coipeault
Commandez le numéro 187 (septembre 2021) de Clara magazine et découvrez tous nos autres articles.
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.