Plutôt Juppé que Fillon, plutôt centre que droite, Chantal Jouanno n’en a pas moins pris part aux débats des primaires de droite, assumant son soutien au maire de Bordeaux au moment du face à face final. Présidente de la délégation Droits des femmes du Sénat1, elle incarne un féminisme pragmatique que cette karatéka énarque expose avec raison dans deux rapports publiés récemment. Rencontre.
Quel regard portez-vous sur votre parcours, êtes-vous étonnée ?
Je ne regarde pas vraiment en arrière, mais je dirais que c’est un parcours improbable, un heureux concours de circonstances. Je suis incapable de me projeter dans l’avenir et de faire des plans en n’ayant jamais peur de passer d’un statut à un autre, au risque de rompre complètement avec une vie antérieure, mais jamais par calcul ou par souci d’organisation.
Cependant, votre formation est celle de beaucoup de personnes en politique ?
Oui, mais je me suis formée à tout. J’ai un BTS de commerce international, une maîtrise d’administration économique et sociale, puis j’ai fait Sciences Po et l’ENA parce que je voulais travailler dans le plus pur ministère régalien de l’État, le ministère de l’Intérieur où j’ai commencé. Ce n’était pas pour faire de la politique. J’ai été très contente d’être sous-préfète puis j’ai voulu travailler dans la police et, contrairement aux énarques qui après avoir fait de la préfectorale vont aller à la direction générale des collectivités locales, la direction noble du ministère, j’ai voulu aller à la direction centrale de la Sécurité publique, travailler dans du pur régalien. D’ailleurs quand, la première fois, on m’a proposé de rejoindre le cabinet de Nicolas Sarkozy, j’ai refusé.
Est-ce que la petite fille que vous étiez serait fière de la sénatrice que vous êtes devenue ?
Non, petite fille, j’étais branchée compétition de karaté. Dans ce milieu sportif, je n’étais pas préoccupée par des questions de féminisme. J’ai été élevée par mon père qui ne faisait pas la différence entre mon frère et moi. Quand on s’entraînait au karaté, il nous tapait de la même façon. Dans ce milieu très masculin, il n’y avait que 4 ou 5 % de filles. Je ne suis pas restée dans le milieu sportif, mais la politique est une forme de compétition permanente, ce n’est juste pas les mêmes règles du jeu et, surtout, il n’y a pas d’arbitre. Mais la remise en question permanente est proche de l’esprit des compétitions et, en politique, on ne sait jamais de quoi demain sera fait.
Le karaté vous sert-il toujours ?
Oui, déjà à gérer mon stress. Par rapport à beaucoup de collègues, je m’aperçois que c’est vraiment une force donnant une certaine confiance en soi et cela sert à se concentrer et à encaisser les coups.
Si vous n’êtes pas née féministe, ça vous est venu comment ?
Cela a été très progressif. Déjà au ministère de l’Intérieur je m’interrogeais. Lorsque l’on rentrait dans la carrière préfectorale à l’époque, il n’y avait que des hommes. Le directeur général de l’administration avait la volonté de féminiser le corps préfectoral. Il y a eu des pétitions de l’association des hauts fonctionnaires pour arrêter cette féminisation, nous n’étions alors que 5 %. Cet épisode m’a mis la puce à l’oreille et il était aussi très désagréable de sentir que, jeune sous-préfète en tenue, les hommes vous regardaient de haut. Au fur à mesure, en politique, j’ai été de plus en plus convaincue de l’utilité de ce combat.
Vous avez rendu un rapport sur la question des femmes et de l’automobile. Comment vous êtes-vous intéressée à la question ?
Au moment du Mondial de l’automobile, je voulais croiser la question des femmes et de l’automobile. Il y a ces stéréotypes du type : « Femmes au volant, la mort au tournant. » Quand j’étais au ministère de l’Intérieur, je m’étais occupée de sécurité routière. La différence d’accidentalité entre femmes et hommes est importante. Mais la réalité est plutôt : « Hommes au volant, mort au tournant. » Pourtant ce stéréotype a la vie dure.
Puis, vous avez rendu un rapport intitulé : La laïcité garantit-elle l’égalité femmes-hommes ? Quelle est votre vision générale de cette question ?
Catastrophique… On assiste à une régression extrêmement importante. La Délégation a voulu dire plusieurs choses dans ce rapport. D’abord, nous avons voulu alerter sur cette régression. On entend que la place des femmes dans cette société est une question de génération, que ça évolue positivement. Nous avons voulu montrer que dans l’espace public c’est le contraire. Tout le monde pointe du doigt les intégristes, les islamistes notamment, mais il n’y a pas qu’eux. Il y a d’autres courants qui traversent la société et qui viennent remettre en cause les droits sexuels et reproductifs, l’IVG, la contraception. Ces courants se revendiquent évidemment de convictions religieuses.
Le deuxième point est que nous avons organisé une table ronde des féministes des religions qui ont montré que même si les textes religieux étaient à la base tous relativement émancipateurs pour les femmes au moment où ils ont été écrits, les réinterprétations et les relectures ont permis ensuite d’asseoir la domination masculine sur ces textes. L’évolution des traductions de la Genèse est très significative. On est passé de Eve est née à côté d’Adam à Eve est née de la côte d’Adam. Bien sûr, on n’a pas le droit au nom du compromis de 1905 de donner son avis, de se prononcer sur le contenu des religions, donc on a placé cette table ronde comme un élément d’information sans prendre position.
Le troisième point de ce rapport est que, dans le débat actuel, tout le monde agite la laïcité, et nous montrons que la laïcité n’amène aucune garantie sur l’égalité femmes-hommes. Elle permet d’adopter des lois égalitaires mais elle n’est pas en soi égalitaire et, au nom de la laïcité, on peut défendre des lois contre les femmes.
Vous pouvez préciser votre pensée ?
Au nom de la liberté de chacun de croire ou de ne pas croire, on peut transformer les règles. Par exemple, au nom de la liberté de croire, certains pensent qu’il est normal que les femmes aient des horaires de piscine différents, que chacune se voile comme elle l’entend. On ne pourra régler la question des femmes dans l’espace public qu’en réaffirmant le principe d’égalité femmes-hommes, il n’est d’ailleurs pas reconnu comme un principe fondamental dans l’article 1 de la Constitution, seulement reconnu comme un principe particulièrement nécessaire à notre temps dans le préambule de 1946. Enfin, nous amenons des réponses juridiques sur la place des femmes dans l’espace public avec la proposition d’un délit autonome de sexisme ou la dissolution de certaines associations qui ne respectent pas l’égalité.
Vous proposez également une grille de lecture sur la Fonction publique ?
En rentrant dans la Fonction publique, on fait un choix dès la formation. Cela doit être clair et c’est parce que ce n’est pas clair qu’il y a débat. Dans la Fonction publique, il ne peut y avoir de signe religieux. Vous devez être neutre. C’est une clarté des principes. Si un étudiant est à l’université dans une filière de formation pour intégrer le corps professoral et qu’il n’adhère pas d’emblée au principe de neutralité, il ne doit pas faire cette formation. Cela lance un message de recul possible de la République et de sa neutralité.
Cela paraît extrêmement simple d’inscrire le respect de l’égalité femmes-hommes dans tout le corpus législatif français mais le rapport de force existe-t-il dans ce pays ?
Si on a une grille de lecture ne se référant qu’à la laïcité, elle sera toujours contestable. Si cette grille de lecture se réfère à l’égalité femmes-hommes, on a alors une réponse claire et adaptée à toutes les situations. Il appartient donc aux pouvoirs publics dans leur ensemble, que ce soit le législateur, le gouvernement, l’administration ou la société, de respecter et de faire respecter ce principe d’égalité femmes-hommes qui n’est pas aussi naturel qu’on le croit.
Vous proposez d’affirmer le principe d’égalité femmes-hommes en même temps que le principe de laïcité et de créer une nouvelle grille collective ?
Je propose de l’affirmer avant. Le but est que les citoyen.ne.s comprennent qu’on attache de l’importance à l’égalité femmes-hommes. Au nom de la laïcité, on attaque souvent les femmes sur leur tenue vestimentaire. On a eu des débats interminables sur le voile, le burkini… et jamais aucun débat sur la barbe, les tenues, les marques au front… Quand il s’agit des femmes, ces choix sont un trouble à l’ordre public. La manière même dont la question est posée est inégalitaire, les femmes sont toujours coupables.
Il y a plusieurs grilles de lecture mais il n’y a qu’un texte ?
Il y a ce compromis de 1905 pensé par des hommes qui étaient contre l’égalité femmes-hommes. Et ce texte initial ne pose pas la question de l’égalité, il crée une distance entre la religion, l’État et la République. Il va évoluer dans les années 70 pour devenir une conception libertaire de pratiquer ou de ne pas pratiquer sa religion ; en réalité, il n’y a jamais eu de définition ou d’acception très précise de la laïcité.
Comment envisagez-vous cette séquence électorale de la présidentielle alors même que vos positions ne reflètent pas la majorité dégagée par la primaire de la droite ?
Ce rapport sénatorial a été l’occasion de poser mes fondements sur la laïcité, il constitue ma colonne vertébrale politique. Je veux bien débattre avec quiconque dans cette période politique sur ces sujets. Le problème du débat politique en général est qu’il se bâtit sur l’émotion, l’immédiateté et la médiatisation avec des raccourcis. J’attends que ce sujet soit posé sur la table pour rappeler les fondamentaux.
Alain Juppé n’étant pas arrivé en tête de la primaire, comment allez-vous vous positionner avec un candidat à droite très loin de vos positions ?
On peut gagner une primaire avec 3 millions d’électeurs et d’électrices, mais pas une présidentielle. Le débat va se reposer de manière très différente quand on va entrer dans les programmes. Parce que si le candidat de la droite reste sur ses positions, voire sur ses postures, il ne rassemblera pas suffisamment pour gagner. L’électorat centriste est un électorat qui partage les termes de ce rapport.
La droite ne veut plus utiliser le mot genre, elle veut parler de radicalisation plutôt que de laïcité. Vous êtes consciente de ce glissement sémantique ?
Le mot genre fait peur à la partie la plus conservatrice de la droite. Pour nous au centre, la notion de genre est une vraie question. Cela ne veut pas dire que l’on prône une vision biologiquement asexuée et que notre comportement sexuel ne vient que de la société, mais il y a une vraie étude du genre. À l’inverse, ceux qui luttent contre le genre sont ceux qui luttent pour imposer une différence biologique naturelle à laquelle il faut se plier et qui nécessairement peut justifier des droits différents.
Les postures de François Fillon vont-elles changer ? Cette droite dont vous parlez, on ne l’entend pas beaucoup…
Non. Elle se tait, c’est vrai. Nous n’entendons que La manif pour tous, ils prônent la famille mais ils n’hésitent pas à la mettre en danger en voulant imposer leur position. Ils sont d’une violence redoutable. Pour cela, bien des personnes se taisent, mais il n’en reste pas moins qu’une grande majorité de la droite et du centre n’ont pas cette vision. D’ailleurs si vous appliquez les préconisations du rapport pour les intégristes islamistes, vous devez les appliquez pour tout le monde, pour les intégristes catholiques aussi, même si ceux-là semblent beaucoup plus légitimes. Et bien non, ils ne sont pas plus légitimes à mon sens.
Propos recueillis par Carine Delahaie
Commandez le numéro 159 (janvier 2017) de Clara magazine et découvrez tous nos autres articles.
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.