Calais est cette ville emblématique d’où s’élança Blériot pour traverser la Manche, ville de tous les départs vers l’Angleterre au temps glorieux de l’unique ferry, ville glorifiant depuis le temps jadis ses bourgeois, ville qui repousse loin de son centre-ville… ses migrant.e.s. Dans les allées de la « jungle », les femmes sont des proies faciles. Bien que fuyant des zones de conflits, de pauvreté, elles ne trouvent pas ici la sécurité que notre constitution promet à chaque femme sur notre sol, française ou étrangère. La violence n’a pas de nationalité. Enquête.
La proximité géographique de Calais avec l’Angleterre en fait un haut lieu de transit pour les migrant.e.s depuis des années. D’abord, il y eu le centre de Sangatte, géré par la Croix-Rouge, qui ouvre ses portes en 1999. Puis est venue sa fermeture en 2002 qui n’a pas endigué le flot massif des migrant.e.s fuyant la guerre, la misère et la pauvreté, rejoignant le Nord-Pas-de-Calais. La création illicite et sauvage de plusieurs camps, plus ou moins grands, a suivi et réparti les différentes communautés entre les villes de Calais, Sangatte et Coquelles. Ces camps ont été successivement démantelés et, à chaque démantèlement, de nouveaux hébergements précaires ont été construits. Très vite, les ONG ont joué un rôle crucial dans l’aide apportée aux migrant.e.s et, il faut le dire, longtemps vital dans la gestion sanitaire des campements. L’association L’Auberge des migrants (1) est le lieu central où, dans des entrepôts d’une zone industrielle à quelques kilomètres du camp, s’organise la solidarité simple et directe. Ici, des abeilles bénévoles, ouvrières de cette ruche généreuse, trient des vêtements, distribuent, acheminent. On y croise des retraité.e.s français.e.s, des militant.e.s associatifs, beaucoup d’anglais.e.s qui viennent contrebalancer l’attitude inqualifiable du gouvernement de David Cameron fermant ses frontières et laissant à la France seule la gestion de cette crise humanitaire, la plus importante depuis celle qui fut un certain hiver 54, dénoncée par l’Abbé Pierre.
Un camp structuré au fil des années
Fin 2014, le gouvernement décide d’ouvrir le centre d’accueil de jour Jules Ferry pour apporter un premier secours aux migrant.e.s présent.e.s sur la jungle à proximité. Les bâtiments en dur sont ceux d’un ancien centre de loisirs fermé pour cette occasion. La Préfecture a délégué à l’association La Vie active (2) l’organisation et la gestion de ce centre. Des douches y sont disponibles et un repas par jour est distribué par l’association aux 4000 à 6000 migrant.e.s qui vivent sur la jungle. Depuis quelques mois, l’association a intensifié son activité et «gonflé » son personnel, puisque 164 personnes travaillent aujourd’hui dans la jungle. Une des grandes contradictions du dossier « jungle de Calais » est le rejet des migrant.e.s par une grande partie des calaisien.ne.s. Ces dernier.e.s vivent pourtant de l’installation des compagnies de CRS, de la visite des journalistes et de l’emploi permanent de personnel humanitaire. Pour la grande majorité des migrant.e.s, Calais n’est que la dernière étape du voyage. L’Angleterre est le seul horizon, la terre qui cristallise tous les espoirs. Toutes les nuits, des femmes tentent, elles aussi, la traversée seules ou avec leurs enfants. Les chances de succès sont minces mais les rêves d’une vie meilleure, épanouissante, sont des forces puissantes.
Une prise en charge spécifique des femmes
L’autre grand paradoxe de la jungle réside dans la prise en charge spécifique des femmes migrantes pour leur assurer une relative sécurité conjointement à l’invisibilité de ces violences et les non-dits qui les entourent. Comme dans toutes les autres sphères de la société, les violences faites aux femmes dérangent et remettent en cause beaucoup de certitudes. L’entrée dans la jungle, à quelques jours de l’annonce de l’évacuation de la partie sud, continue de se faire par le Chemin des dunes que les «No border», ces jeunes militant.e.s anti-frontières, appellent entre eux les Champs-Élysées. Par cette large allée qui menait jadis à la plage, on prend le premier sentier sur la gauche et l’on s’enfonce dans sur une allée boueuse, bordée de baraques plus ou moins solides selon les moyens des occupant.e.s. Ici, l’univers est quasi-exclusivement masculin. Les conditions d’hygiène restent déplorables sur le camp, et les violences contre les femmes persistent. Un centre d’hébergement, également géré par La Vie active, accueille les femmes en stricte non-mixité depuis le mois de mars 2015. Le centre est fermé par un portail et si les femmes peuvent circuler librement, l’accès y est contrôlé, aucun homme n’y entre en dehors de quelques humanitaires. Ces femmes ont une forte mobilité. Parfois, elles retournent dans la jungle pour être avec leur époux ou leur famille durant la journée ; parfois, elles reviennent dormir au centre. Elles doivent constamment faire le choix entre leur sécurité et la proximité avec des personnes connues dans la jungle. France Terre d’asile indique qu’il y avait fin 2015 à peu près 1 000 femmes migrantes sur le Nord-Pas-de-Calais, et 120 mineures. Pour cette ONG spécialisée dans l’accès aux droits des migrants et qui organise des maraudes, il y a plus de femmes qu’avant. La féminisation de la migration est réelle mais limitée : on estime qu’environ 10 % des migrant.e.s présent.e.s sur la jungle de Calais sont des femmes. Elles sont là, et pourtant nous ne les croisons que rarement.
Des violences sexuelles constatées dans le camp
Les seules exceptions restent le centre d’hébergement pour les femmes et la zone organisée par Liz, une bénévole anglaise. Ici, toutes les femmes, les humanitaires et militant.e.s connaissent Liz qui accueillent dans sa tente et sa caravane les femmes et les enfants du camp. Périmètre de répit, il y a des consultations gynécologiques et de la convivialité presque tous les jours, et de la prostitution presque tous les soirs autour de cette zone très féminisée. En off, une bénévole d’une ONG nous dit qu’il est communément su que lorsque les filles sont dans la jungle très court vêtues c’est qu’elles ont été happées par le système prostitueur. La passe moyenne est évaluée entre 5 et 10 euros. Les clients sont des migrants, mais aussi des calaisiens. La traversée pour l’Angleterre coûte entre 5000 et 10 000 euros si l’on sollicite un passeur. Les ONG le constatent: les passeurs sont parfois aussi proxénètes. La pression est énorme sur ces femmes, et l’espoir d’une autre rive immense. En centre-ville, dans un hôtel un peu miteux d’une place connue, on remarque la présence de ces passeurs dans le hall. Ils peuvent se payer des chambres d’hôtel le soir et organisent leur trafic la journée. Certains sont d’anciens clandestins devenus trafiquants pour survivre, d’autres sont des délinquant.e.s que l’appât du gain attire à Calais.
Soigner dans la jungle
Gynécologie sans frontières (GSF) (3) est une ONG qui organise des consultations dans la jungle grâce a un matériel mobile et rencontre également des difficultés à repérer ces femmes et leur porter secours du fait de leur grande invisibilité. On observe une forte mobilité dans le camp : les migrant.e.s n’y restent que rarement plus de quelques mois. Qu’ils parviennent à passer en Angleterre ou décident de demander l’asile en France (suite à quoi ils sont envoyés en Centre d’accueil et d’orientation – CAO), la jungle de Calais n’est véritablement qu’une étape dans leur parcours. Cela rend tout suivi, qu’il soit juridique, social ou médical, très compliqué. Cela a notamment posé des difficultés avec le CHR de Calais qui n’a pas honoré certaines IVG médicamenteuses parce que les femmes refusaient d’aller à l’hôpital par peur d’être arrêtées ou que le camp soit démantelé en leur absence. GSF est la seule ONG à assurer aux femmes le retour en véhicule sur la jungle. L’association a connu une importante demande en contraception d’urgence pendant plusieurs semaines, notamment à cause des viols. Cette demande est désormais plus orientée sur des implants sous-cutanés. Du fait de ce problème de suivi, l’assistance des ONG s’adapte en fonction des rêves de départs des migrant.e.s. Pour France Terre d’asile, il s’agit de demander l’asile ou de contester une obligation de quitter le territoire français ; pour GSF, de distribuer des antalgiques ou de soigner des maladies de pieds. Les violences, qui nécessitent un traitement plus long et plus régulier, ne sont donc pas véritablement traitées même lorsqu’elles sont évoquées. Les conditions de consultation sont très délicates pour ces médecins et sages-femmes de l’extrême.
Des mineur.e.s isolé.e.s abondonné.e.s
Pendant que nous nous entretenons avec l’un des médecins, à la porte de la caravane de consultation, un jeune mineur isolé prend un couteau de cuisine et menace les adultes autour de lui. La tension est palpable, ce n’est qu’un enfant et pourtant son attitude le propulse vers le monde adulte. Liz le connaît bien, elle va le suivre jusque sur le toit où il s’est réfugié pour tenter de lui prendre son arme. Elle y parviendra non sans être légèrement blessée. Le jeune garçon est un des 326 mineurs isolés recensés par France Terre d’asile dans le camp de Calais. 57 d’entre eux ont moins de 15 ans. Ces enfants, principalement Afghans, Syriens, Érythréens et Égyptiens, ont été jetés sur les routes de la migration sans leurs parents où les ont perdus sur le chemin. Ce jeune garçon a peut être 9 ou 10 ans et souffre selon le médecin présent de graves troubles psychologiques. Qui peut savoir quelles violences il a subies ? Comment survit-il dans ce bidonville ? Autant de questions auxquelles même l’État français ne répond pas. Il n’y a que 4 places sur toute la région pour ces mineurs isolés de moins de 15 ans, 30 pour les jeunes de 15 à 18 ans. Même la scolarisation, obligatoire dans notre pays, ne les concerne pas, puisqu’aucune unité de l’Éducation nationale ne vient à eux, pas plus que les travailleurs sociaux de l’Aide sociale à l’enfance. Mais il semblerait que la question de l’instruction de ces enfants commence à se poser dans les réunions avec la Préfecture. En plus de ces enfants seuls, on compte un nombre important d’enfants avec leurs parents. Mais aucun chiffre ne peut être confirmé. Ils sont particulièrement sous la protection de leurs mères qui tentent chaque jour de passer sans succès, ce qui crée des troubles du sommeil importants chez les petits. Après chaque échec, tard dans la nuit, épuisées, elles regagnent le camp où elles dorment quelques heures. Puis le quotidien reprend : trouver à manger, se doucher si l’on peut (6 minutes d’eau chaude si l’on arrive à obtenir un ticket de douche) et surtout, ne pas tomber malade. Tousser, c’est risquer de se faire repérer dans les camions. Les risques sanitaires sont multiples. Il se dit aussi que la traversée est plus sûre lorsque l’on est visiblement enceinte. Par exemple, les viols contre les femmes sont moins fréquents lorsqu’elles sont enceintes (4). Une grossesse est toujours un risque, mais particulièrement dans le froid, la boue et la malnutrition.
Un traitement paradoxal des violences
Être migrant.e condamne à une existence difficile. Pour les femmes, le sort est encore plus dangereux: viols, prostitution, violences physiques et psychologiques… C’est un phénomène largement répandu et que les ONG constatent sur le terrain. Le traitement des violences est très paradoxal: d’un côté, on applique autant que possible la non-mixité (où les femmes sont explicitement protégées des hommes notamment pour les douches qui ne sont ouvertes aux femmes que vers 13h après que les hommes aient quitté la zone) et, de l’autre, des obstacles cloisonnent la parole. Les bénévoles ont souvent l’impression de ne pas se sentir légitimes à aborder le sujet avec les femmes et font face à des difficultés de communication liées à la langue. Dès qu’ils ou elles sentent une réticence, pour ne pas rompre le lien de confiance, le sujet est mis de côté. La vie dans la jungle est tellement rude, entre le froid, la boue et l’obsession de la traversée, que les violences paraissent comme un problème secondaire. Il y a, bien entendu, aussi, la pression des sociétés patriarcales pour maintenir les femmes dans le silence sur les violences qui leur sont faites. Libérer la parole des femmes, les aider à poser des mots sur ce qui leur est arrivé est difficile ici et là-bas. Les associations ont décidé d’agir et de mettre en place plusieurs systèmes : Gynécologie sans frontières organise des temps de jeu avec une mallette pédagogique adaptée pour aborder le sujet de manière un peu contournée. Des maraudes quotidiennes sont organisées pour repérer le plus tôt possible les violences et, bien entendu, construire un lien de confiance avec ces femmes. France Terre d’asile monte une unité de lutte contre la traite et d’assistance aux personnes vulnérables. Mais tous ces efforts risquent d’être réduits à néant par l’évacuation de la zone sud qui aura sans aucun doute été prononcée à l’heure où nous imprimerons ces lignes, isolant d’autant plus les migrant.e.s. En attendant, les violences ne sont pas dénoncées à la hauteur du fléau qu’elles représentent dans la vie de ces femmes. Un des arguments que l’on nous oppose est que dénoncer les violences subies par les migrantes, c’est ternir l’image des migrants et nourrir un sentiment anti-étranger. C’est une analyse erronée, un faux problème : les violences faites aux femmes ne sont pas spécifiques aux migrants, qui d’ailleurs ne sont pas un groupe homogène en termes d’origines, de pratiques culturelles ou de religion. Partout, la femme est le prolétaire de l’homme. Et donc partout, les droits des femmes doivent être respectés et appliqués. La violence c’est la gangrène, à Djibouti comme à Calais.
Gwendoline Coipeault et Carine Delahaie
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L’Auberge des migrants a été créée en 2008. C’est une association humanitaire qui vient en aide aux migrant.e.s de Calais pour les besoins urgents (nourriture, vêtements, aide à la construction d’abri, écoute).
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L’association La vie active est une association à but social dont l’activité n’est pas spécifiquement en direction des migrants. Avec 3 500 salarié.e.s reparties dans 80 établissements de la région, elle assure notamment la prise en charge de personnes en situation de handicap, elle est le second employeur de la région.
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L’association Gynécologie sans frontières (GSF) est une Organisation non gouvernementale (ONG) composée de médecins et sages-femmes préoccupé.e.s par la santé des femmes dans les pays où précarités médicale, psychologique ou sociale existent.
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Un bénévole nous explique qu’il est, dans certaines cultures, très mal vu d’avoir des rapports sexuels avec une femme enceinte.
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1 commentaire sur “Calais, la double peine des migrantes”
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