Réacs, extrémistes : les ennemi.e.s de mes ennemi.e.s sont mes ami.e.s

Si les fondamentalistes religieux et les extrémistes politiques s’opposent régulièrement, ils sont réunis par une détestation des mêmes groupes : les juifs.juives, les homosexuel.le.s et les féministes. Cas pratique autour des manifestations contre la loi sur le mariage pour tous avec Fabrice Teicher, historien.

Comment avez-vous été amené à travailler la convergence entre les mouvements d’extrême droite et les fondamentalistes religieux ?

Dans le cadre de mon travail de formateur, j’ai eu l’occasion de rencontrer Natacha Chetcuti-Osorovitz, sociologue spécialisée sur les études de genre. Nous nous sommes aperçu lors des manifestations d’opposition à la loi sur le mariage pour tous que l’on travaillait sur les mêmes acteurs, mais pas du tout avec les mêmes angles d’approche ! Pour autant, la convergence de ces groupes n’est pas un phénomène récent : cela fait plus de vingt ans qu’elle existe. Je préparais ma maîtrise d’histoire sur l’affaire Garaudy et le négationnisme, déjà à l’époque les journalistes étaient surpris de voir côte à côte des skinheads au crâne rasé et des militants pro-palestiniens.

Qu’est-ce qui les rassemble ?

Les mouvements qui sont aujourd’hui en convergence sont parfois assez opposés, entre extrême droite, ultra gauche, catholiques ou musulmans fondamentalistes. Ce qui les réunit c’est la détestation d’ennemis communs dans une vision complotiste : les homosexuel.le.s et les juifs dont le pouvoir est supposé et les féministes qui voudraient détruire culturellement, socialement et politiquement leurs familles et la société française toute entière. Pour eux, la lutte contre ce pouvoir, cette destruction deviennent un acte de résistance qui est positivement valorisé. La convergence entre ces groupes s’opère « en réaction » ou « contre » quelque chose. En 2014, c’était le mariage pour tous.

Ces convergences sont-elles circonstancielles ou amenées à durer ?

Il y a d’un côté ceux qui produisent le discours d’opposition contre les féministes, les homosexuel.le.s et les juifs, qui le construisent depuis plus de vingt ans et ceux qui y adhèrent. Mais quel est le pourcentage de gens qui approuvent totalement le programme de Marine Le Pen ? Beaucoup ne sont ni racistes, ni homophobes, ni antisémites mais votent Front national par rejet, désespoir, contre la mainmise de Bruxelles… Il y a par ailleurs un discours de défiance vis-à-vis des figures d’autorité, dont les hommes politiques et des médias. Les crises génèrent des peurs face à l’avenir, des doutes face à l’incompréhension de phénomènes qui nous dépassent (internationaux, géopolitiques, etc). Les théories du complot apportent des vérités absolues, des explications claires, simples et rassurantes. Elles offrent l’identification claire d’un coupable.

D’autant que les méthodes de communication des groupes extrémistes ont changé…

Leur stratégie est double : d’une part, il s’agit d’avancer cachés parce que les médias pointent du doigt les mouvements extrémistes, ce qui induit une volonté de ne pas être enfermés dans des catégories qui repoussent la population. D’autre part, leur présence sur les réseaux sociaux est très forte : La Manif pour tous avait 5 ou 6 personnes à temps plein pour gérer leur présence en ligne, le Front national est pionnier de l’utilisation des réseaux sociaux. Ce n’est pas surprenant : étant privés d’espace public et médiatique, ils ont toujours cherché une présence alternative. Il y a par ailleurs une question générationnelle : la propagande numérique de Daech est réalisée par des jeunes qui ont grandi dans la culture du web et qui adhèrent aux idées et aux codes du groupe. Aujourd’hui, Alain Soral publie des vidéos où il a 100 000 vues et des lycéens qui produisent leurs propres vidéos complotistes ont 10000, 20000 vues. Ce qui est grave, c’est qu’au niveau des mentalités, un certain nombre d’idées fausses sont profondément ancrées : notamment l’idée selon laquelle l’homosexualité serait enseignée à l’école.

Dans votre article, vous évoquez 2014 comme le point fort de ces convergences. Qu’en est-il aujourd’hui ?

L’année 2014 a constitué une cristallisation visible de ces convergences, notamment par rapport aux manifestations violentes qui ont eu lieu après le vote de la loi pour le mariage pour tous. La manifestation Jour de colère, le 26 janvier 2014, a été particulièrement violente. Des propos antisémites y ont été tenus. Les convergences fluctuent en fonction des intérêts de ces groupes. Il y a aujourd’hui, dans l’ensemble de la société, une radicalisation du discours raciste et de haine à l’égard de l’autre (sexiste, anticommuniste, homophobe, antisémite ou contre les pratiquant.e.s de certaines religions) ; nul n’en est plus protégé ou plus victime que l’autre.

Sommes-nous dans une situation similaire à celle des années 30 ?

Tout est pareil mais rien n’est pareil. La notion de bouc émissaire, comme les théories du complot en général, sont aussi vieilles que l’histoire, on en trouve depuis l’Antiquité. Elles émergent à l’occasion de crises. Dans les années 30, les théories du complot émanaient d’organes politiques qui accèdaient au pouvoir ; aujourd’hui, c’est différent. Ces théories sont développées par des sphères très variées : les propagandistes de Daech sont capables d’utiliser des vidéos d’évangélistes américains d’extrême droite qui sont antimusulmans parce que leurs vidéos complotistes, renvoyant à une défiance face au pouvoir et aux médias, servent leur discours !

Comment évaluez-vous le risque que ces groupes arrivent au pouvoir ?

Nul ne pourrait le dire ! Pour moi, ce qui est le plus grave c’est que ces idées prenant de plus en plus de place, les hommes politiques « font avec ». Si l’on prend le cas de Marine Le Pen, c’est possible qu’elle passe ou qu’elle ne passe pas ; si elle ne passe pas mais que son score dépasse les 30% au second tour, le président élu devra faire avec et donner des gages à l’électorat du FN. À partir de quel moment estime-t-on que c’est grave ? Quand le FN fait 10, 12, 15% ? Quand il administre une ville, deux villes… ? Est-ce que ce n’est pas déjà très grave ? Son programme et ses idées sont pris en compte par les autres femmes et hommes politiques, pas pour les affronter mais par racolage, pour répondre à ce qu’on pense être une demande du peuple.

Comment déconstruire ces discours ?

On passe beaucoup par l’injonction, qui est contre-productive. Il faut réfléchir en termes de prévention et de répression simultanément. Ces problèmes sont les fruits de trente ans d’échec politique, et il faudrait les résoudre en six mois ! Dans tous les pays d’Europe sauf en France, les programmes de lutte contre la radicalisation englobent la radicalisation islamiste et la radicalisation d’extrême droite… Il faut se demander pourquoi. La seule solution pour avancer c’est de les faire tous ensemble. On cherche la recette miracle : elle n’existe pas, nous sommes tous et toutes le maillon d’une chaîne. Si l’on a une cohérence, c’est seulement là que l’on peut aller quelque part. Chacun.e a son rôle à jouer.

Propos recueillis par Gwendoline Coipeault

Historien de formation, Fabrice Teicher est spécialiste de l’antisémitisme, des concurrences mémorielles et des théories du complot. Il a co-signé avec la sociologue Natacha Chetcuti-Osorovitz un article intitulé «Ordre de genre, ordre sexuel et antisémitisme, la convergence des extrêmes dans les mouvements d’opposition à la loi sur lemariage pour tous en France en 2014» et accessible en ligne : https://www.metodista.br/revistas/revistas-ims/index.php/ER/article/view/6512/5158

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