Les féministes ont agi pendant des décennies pour obtenir de nouveaux droits pour les femmes. Une question est passée à travers toutes les revendications et les avancées : des millions de femmes naissent, vivent et demeurent sans papiers d’état civil donc sans espoir d’autonomie et d’émancipation. Rencontre avec Michèle Vianès qui, depuis plusieurs années, a fait de cette question la pierre angulaire de son combat féministe.
Comment vous êtes-vous intéressée à cette question ?
Lors d’une rencontre à la Commission sur le statut des femmes à l’Onu avec le ministère des Affaires étrangères et notamment avec Cécile Sportis, une question a été posée sur la non-déclaration des enfants dans le monde. J’ai inscrit ceci dans un coin de ma tête et puis à mon retour je l’ai étudié de plus près et notamment une étude de l’Unicef sortie en 2013. J’y ai appris qu’une des grandes injustices pour beaucoup de femmes dans le monde est qu’elles ne peuvent pas déclarer la naissance de leur enfant. Parallèlement, lors de déplacements que j’ai faits en Amérique centrale sur les violences envers les femmes, j’ai rencontré des femmes du Costa Rica qui disaient que, dans leur pays, depuis qu’une loi contraignait les pères à reconnaître leurs enfants, ils étaient tous déclarés (loi sur la paternité responsable de 2001). La concomitance de ces deux informations m’a amenée à m’intéresser définitivement à ce dossier. Nous étions alors en train de discuter de l’Agenda 2030, j’ai compris que les objectifs du millénaire pour le développement (ODD) ne pouvaient être atteints puisque des millions d’enfants n’étaient pas déclarés, des garçons bien sûr mais majoritairement des filles. À partir de ce moment, j’ai commencé à poser cette question lors de tous mes déplacements.
Ces questions ont-elles déclenché des actions concrètes ?
Oui, en Afrique, en particulier au Sénégal, l’ambassade de France a eu une très forte action dans des maisons de justice sur cette thématique. J’ai rencontré de nombreuses associations avec lesquelles l’ambassade travaillait. Puis j’en ai parlé dès l’année suivante à l’Onu avec les femmes de la Côte d’Ivoire et du Burkina. À partir de là, j’ai commencé à faire des rencontres avec des femmes de tous les continents. Partout où j’allais, je demandais à avoir des précisions sur cette question et je cherchais les raisons de cette non-déclaration massive. Les raisons étaient parfois très dures à entendre. En Amérique centrale, en particulier, il y avait deux raisons majeures : c’était à cause du trafic pour les dons d’organes, du trafic sexuel et de l’adoption aux États-Unis. Cela aurait permis aux parents ne voulant plus de certains enfants adoptés de les vendre sur des sites pour des trafics divers sans trace – car sans déclaration – et sans existence légale.
Quelles conséquences peuvent avoir ces non-déclarations des naissances pour les femmes ?
En Afrique, les associations des droits des femmes africaines appellent cela le manque à gagner pour les femmes. Parfois elles ne peuvent pas se marier légalement faute d’identité, elles n’ont pas de papiers donc elles ne peuvent pas non plus ouvrir un compte en banque. Pour exemple, le Fonds français pour le développement (AFD) avait initié un programme pour aider des femmes dans des régions agricoles. Il leur avait mis à disposition des troupeaux mais elles ne pouvaient aller vendre le lait ni avoir le moindre revenu puisqu’elles ne pouvaient pas ouvrir de compte en banque sans état civil. Donc tout allait vers leurs maris. J’ai eu l’occasion de poser la question à l’AFD, ils m’ont dit qu’ils ne savaient pas pourquoi elles ne pouvaient pas le vendre. On va donner des financements sans se saisir de ce problème, sans savoir qu’il faudrait d’abord vérifier si ces femmes ont un état civil, quitte sinon à payer d’abord pour faire des jugements supplétifs et seulement après verser des fonds pour le développement.
La non-déclaration des naissances et donc l’absence d’état civil, touche-t-elle plus les filles que les garçons ?
Le problème du comptage est constant dans les rapports, même ceux de l’Unicef. Ils comportent des tableaux très clairs mais qui sont élaborés à partir du pourcentage des enfants enregistrés. Par exemple, 49% des enfants déclarés sont des garçons, 51% sont des filles. Ces chiffres ne sont jamais élaborés à partir du nombre d’enfants non-déclarés. Ils sont des millions. La dernière étude statistique de l’Unicef date de 2013. Depuis on a bien travaillé sur cette question avec l’Unicef et l’office du Haut-Commissariat des droits humains de l’Onu mais nous n’arrivons pas à avoir ces statistiques genres. L’Onu Femmes est en train de les commander. Je constate sur le terrain qu’il y a moins de filles déclarées que de garçons. Dans les pays asiatiques, comme la Chine ou l’Inde, très souvent on va se déplacer, faire le jugement supplétif pour le garçon mais un couple ne le fera pas s’il a une fille.
Quelle piste privilégiez-vous pour changer la situation ?
L’échelle municipale est très pertinente, il faut tisser des liens de municipalités à municipalités. Il y a l’exemple de Grenoble avec Ouagadougou, mais il y a aussi Bordeaux, Saint-Etienne qui ont des projets dans ce sens. Notre objectif est de multiplier les partenariats entre villes françaises et villes francophones en développement pour aider à mettre en place des services d’état civil. C’est une action au coût anecdotique par rapport au budget des municipalités françaises mais qui a un impact très fort. Il y a aussi des projets autour des lycéens. Il s’agit de mettre en contact des lycées de France et de différentes communes au Burkina, au Mali et à travers eux de sensibiliser les familles. Nombre de jeunes scolarisés dans ces pays n’ont pas de papiers et donc ne peuvent passer leurs examens. On le sait, les jeunes sont très bien organisés sur les réseaux sociaux, Facebook, Tweeter… Ils s’encouragent.
Ce manque de reconnaissance légale a aussi des répercutions sur la vie démocratique des pays ?
La question de l’état civil a un impact sur la vie de tous les adultes qui n’ont pas de « vie légale ». Ils ne peuvent pas voter. Nous sommes dans le déni d’un droit fondamental qui empêche l’accès à tous les autres droits. L’Union européenne s’implique souvent réellement dans l’organisation des élections dans des pays en voie de développement, notamment en Afrique. Ils font des listes électorales mais sans aucun fondement juridique. Comme le disaient les Maliennes : « Ils nous ont fait des listes électorales en deux temps trois mouvements. » Finalement, ces listes n’ont aucune valeur pour faire reconnaître l’état civil des personnes.
La France est-elle touchée par ce problème ?
Effectivement, un des départements français est touché par la difficulté de déclarer les naissances, il s’agit de la Guyane où, surtout pour sa partie non côtière, l’accès à des centres d’état civil se fait souvent par bateau. Trois obstacles à la déclaration demeurent : le coût, l’éloignement et l’ignorance pour les familles de l’importance des papiers. Le délai légal de trois jours en France pour déclarer un enfant est beaucoup trop court pour ces populations de la Guyane. En 1998, une loi est venue allonger le délai de déclaration : une fausse bonne idée. Le résultat a été surtout des trafics avec des populations du Surinam d’où des femmes venaient ; puisque le délai avait été allongé, elles avaient du temps après l’accouchement et déclaraient leurs enfants en Guyane avant de repartir au Surinam. Le trafic a été si important qu’on est revenu à la règle générale. Donc, depuis 2013, des audiences foraines se tiennent tout le long du fleuve Maroni et en particulier à Saint-Laurent. Dans des pirogues, on constate une augmentation du nombre de juges affectés à la déclaration d’état civil ainsi qu’un projet de maison de justice à Saint-Laurent-du-Maroni. On allongera sans doute le délai à cinq jours. Pour aller de certaines bourgades, de villages jusqu’en ville sur la côte, il faut le faire en avion. Le problème reste le coût élevé. Ce serait plutôt aux officiers d’état civil de se déplacer. Ce qui est demandé est que justement tous ces jugements supplétifs ne soient pas coûteux. On est vraiment sur un point extrêmement important parce que l’on a des enfants français qui n’ont pas d’état civil. Puis, il reste la question des populations autochtones et des femmes qui n’ont pas les mêmes droits que les Françaises métropolitaines. Enfin, nous sommes inquiets quant aux quelque 200 enfants nés de Français en Syrie ou en Irak dans des territoires occupés par Daesh. Quand ils rentreront avec leurs parents, ils n’auront aucune preuve légale de leur existence et de leur rattachement à notre pays.
Propos recueillis par Carine Delahaie
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