Il aura fallu cinquante ans à Marceline Loridan-Ivens pour revenir physiquement à Auschwitz, elle qui n’a cessé d’y revenir chaque jour, chaque nuit. Pourtant femme d’image, elle se consacrait à l’écriture depuis quinze ans. Sous la plume, la mémoire revenait par bribes. Elle s’est éteinte à quatre-vingt-dix ans.
« Je ne suis pas une déportée, je suis une survivante. Je n’étais pas destinée à revenir. » En octobre 1991, à l’occasion d’un festival de cinéma en Pologne, Marceline Loridan-Ivens revient à Auschwitz. « Une fois dans mon bloc […], j’ai pris une échelle, je suis montée dans ma coya, celle du haut. 1,90 m de large sur 1,80 m de long, cinq à six personnes par coya. J’ai enlevé mon manteau et je me suis mise comme nous étions. Même pas à plat dos, en chien de fusil. Et là, j’ai eu le sentiment d’être un rat. Je ne sais pas combien de temps je suis restée ainsi. […] Peut-être que j’aurais pu y rester des jours. C’était comme une deuxième mort. »
Marceline reviendra seule, sans son père, ce père tant aimé, qu’elle verra pour la dernière fois derrière les barbelés d’Auschwitz. Pour elle, ce sera Birkenau. Ce père, Szlama Rozenberg, au destin duquel elle est liée à jamais, elle n’aura jamais véritablement la force de lui survivre, jusqu’à sa rencontre avec Joris Ivens. Mais cela est une autre histoire…
Marceline Loridan-Ivens est née le 19 mars 1928 Marceline Rozenberg, Marceline car son père voulait un vrai prénom français. Ses parents immigrés juifs polonais, avaient fui les persécutions à Lodz en 1919. Cruelle absurdité, elle verra arriver les derniers juifs de cette ville dans un convoi fin 1944. Elle pense alors à son oncle, son père, fuyant la Pologne et passant là dans cette gare de Katowice direction Paris, pour revenir y mourir vingt-cinq ans plus tard.
Une enfance en province, une adolescence en enfer
En 1929, la famille déménage pour Nancy où elle restera jusqu’en 1937 avant de rejoindre Epinal. En 1940, il faut fuir de maison en maison. Pour protéger sa famille, Szlama achète un château à Bollène près d’Orange. Là-bas, ils seront en sécurité. Malheureusement rien n’arrêtera les miliciens de la Gestapo, ils entrent au château et arrêtent Marceline et son père qui laissent derrière eux le reste de la famille. Ils sont déportés à Auschwitz-Birkenau par le convoi 71 du 13 avril 1944.
Juive, Marceline Rozenberg a toujours su qu’elle l’était. Mais elle en prend conscience avant-guerre dans un contexte de montée de l’antisémitisme. « J’ai pris conscience que j’étais juive avant-guerre. Face aux idées antisémites, j’ai compris qu’il y avait les israélites, les juifs installés en France de longue date, les juifs immigrés comme nous et les Français. Mais mon père me disait qu’il n’y avait qu’une histoire, les Gaulois étaient nos ancêtres. » En effet, Szlama Rozenberg veut que ses enfants s’intègrent.
Après une enfance somme toute normale, l’adolescence, normalement saison de l’insouciance, sera pour Marceline une saison en enfer. Elle a quinze ans. Entre les barbelés, elle revoit son père le temps de trois mots et d’un oignon qu’il lui offre, précieux dernier cadeau. Il disparaîtra pour toujours, lui livrant cette prophétie : « Toi tu vas revenir ». Quelques semaines plus tard, une lettre lui parvient
Il aura fallu cinquante ans à Marceline Loridan-Ivens pour revenir physiquement à Auschwitz, elle qui n’a cessé d’y revenir chaque jour, chaque nuit. Pourtant femme d’image, elle se consacrait à l’écriture depuis quinze ans. Sous la plume, la mémoire revenait par bribes. Elle s’est éteinte à quatre-vingt-dix ans. clandestinement. De cette lettre, il ne reste rien, ni un papier froissé, ni un mot dans sa mémoire. Quand on est occupé à survivre, la mémoire se déconstruit. Toute sa vie elle essaiera de comprendre comment elle a pu oublier les derniers mots de son père. Étaient-ils si difficile à lire qu’elle préférera les oublier ? Pour vivre il nous faut accepter que les morts nous laissent continuer à vivre.
Simone Veil, une amitié sans faille
Là-bas à Auschwitz, elle rencontre Simone Veil qui restera son amie toute sa vie. En réalité, Simone Veil et sa mère, Marceline et son père furent tous quatre déporté.e.s par le même convoi mais elles ne se virent que plus tard, Bloc 9 Lager A. Elles se revoient à Bergen-Belsen et, quelques années plus tard à Paris, elles se croisent pour ne plus jamais vraiment se quitter. Marceline sera là devant le cercueil d’Antoine Veil, au côté de Simone, elle sera derrière le cercueil de Simone Veil lors de son entrée au Panthéon. Enfin, le 18 septembre 2018, Pierre-François et Jean Veil, les fils de Simone Veil, l’accompagnent une dernière fois dans les allées du cimetière du Montparnasse vers sa dernière demeure : « L’amour et la tendresse que je porte à Simone sont sans limite. Malgré ses critiques à mon égard, malgré nos différences, malgré mes excès tant privés que politiques – je n’ai jamais pu vivre dans le rang depuis la déportation, plutôt toujours border-line – elle m’accepte comme je suis […], notre amitié singulière prouve que deux êtres peuvent s’aimer au-delà de choix de vie différents et de divergences profondes… »
Ainsi, elles furent chacune à une extrémité de la lutte pour l’avortement. En 1971, Marceline signe le Manifeste des 343 salopes et, quelques années plus tard en 1975, Simone Veil, ministre de la Santé, monte au perchoir pour défendre la loi pour l’IVG.
Peut-on jamais revenir ?
En 1945, vient le retour par le Lutetia où elle attend son père. Mais il ne vient pas. Alors on lui demande gentiment de partir, mais elle ne veut pas rentrer. Elle retourne cependant au château. Mais elle ne retrouvera jamais vraiment sa mère, la distance est là comme avec le reste du monde. « J’étais pour eux la braise au milieu des cendres. »
Dans cet après-guerre, elle s’installe à Saint-Germain où se trouvent intellectuel.le.s, artistes et rescapé.e.s. Dans ce contexte de résilience, Marceline Rozenberg rencontre un jeune ingénieur, Francis Loridan. Elle l’épouse prend son nom, à une époque où elle ne veut plus porter un nom juif, où elle veut vivre normalement. Le mariage tournera court et lui laissera un nom, Loridan.
Un cinéma militant pour renaître
Durant ces années, sur les chantiers avec son mari, elle découvre le sort des ouvriers algériens : mal payés, on les tutoie. Marceline ne le supporte pas, cela lui rappelle sa condition de « stuck », de chose, que les nazis imposaient dans les camps. Elle s’engage du côté anti-colonial et devient porteuse de valises pour le FLN. Comme dans tout ce qu’elle fait, Marceline Loridan s’engage sans mesure.
En 1963, dans une exposition, elle croise Joris Ivens. Illustre réalisateur, il l’a vue deux ans auparavant dans le film Chronique d’un été de Jean Rouch et Edgar Morin et a assisté à la projection de son film Algérie, année zéro. Ils ne se quittent plus jusqu’à la mort de Joris Ivens. « Un Hollandais volant et une petite juive errante. » Dès lors, elle coréalisera tous ses films, voyageant pendant de longs mois au Vietnam, puis durant la révolution culturelle en Chine. Ils y réalisent une série de douze films sous le titre Comment Yukong déplaça les montagnes, un témoignage sur la vie des Chinois.e.s dans cette période.
Elle prend alors le nom de ce deuxième mari comme une couche supplémentaire de protection, un manteau contre la folie du monde. Auprès de Joris Ivens elle guérit comme elle peut : « Il m’a fallu beaucoup de temps pour comprendre ma relation avec Joris, il a fallu sa mort, en fait, pour comprendre que je préférais vivre avec mon père qu’avec un amant. Le manque du père a été tellement violent. En Joris, j’avais retrouvé un père. » En 2003, elle passe une dernière fois derrière la caméra pour réaliser La petite prairie aux bouleaux 8 avec Anouk Aimée. Il aura fallu une vie pour revenir tourner cette oeuvre majeure à Auschwitz.
La vie de Marceline Loridan-Ivens fut une course pour prendre de vitesse l’absurde de la cruauté du monde. De son propre aveu, elle ne rentra plus jamais dans le rang d’une vie normale. Il lui fallut courir plus vite que le temps, plus vite que le train qui l’emmenait à Auschwitz, le train qu’elle ne reprit plus jamais sans angoisse. Elle nous a quitté.e.s le 9 septembre 2018 à l’âge de quatre-vingt-dix ans.
Carine Delahaie
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