Édouard Durand, vice-président du tribunal de Bobigny en Seine-Saint-Denis, juge des enfants, a été nommé le 23 janvier par le Président de la République à la tête de la Commission sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants*, avec Nathalie Mathieu, directrice de l’association Docteurs Bru, spécialisée dans l’accompagnement de jeunes victimes d’inceste. Entretien.
En quoi consiste cette commission ? Qui la compose ? Comment va-telle travailler ?
La commission sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants doit participer à l’élaboration de la politique publique de protection à partir de l’attention qui doit être accordée à la parole des victimes qui disent les violences sexuelles qu’elles ont subies dans leur enfance. Nathalie Mathieu, directrice de l’association Docteurs Bru et moi, avons la conviction que si des femmes et des hommes éprouvent la nécessité de révéler les violences sexuelles qu’ils ont subies dans leur enfance c’est peut-être d’abord pour protéger les enfants aujourd’hui et demain. Elle est composée de personnes expertes et engagées à la fois, médecins, psychologues, juristes, enquêteurs, responsables en protection de l’enfance, de chercheurs et de membres associés qualifiés qui ont connu ces violences. C’est un collectif qui partage la même volonté de renforcer ce qu’Ernestine Ronai, membre de la commission, appelle la « culture de la protection ».
Quels vont être les premiers chantiers de la commission ?
Nous souhaitons avancer vite et surtout favoriser des avancées réelles pour protéger les enfants contre l’inceste et toutes les violences sexuelles. Nous devons organiser le recueil de la parole des victimes. C’est une exigence importante. La commission est l’une des réponses à l’attente des victimes et de la société tout entière à ce que nous appelons la libération de la parole. Nous voulons aussi lancer rapidement des programmes de recherche pour augmenter nos connaissances. L’apport des savoirs est toujours essentiel pour renforcer nos capacités collectives de protection. Nous savons aussi qu’il existe des pratiques professionnelles protectrices que nous allons identifier et mettre en valeur.
Il y a dans notre société une prise de conscience face aux violences faites aux femmes. Même s’il reste du chemin à parcourir, les lois ont progressé, des dispositifs ont été mis en place, des observatoires, des enquêtes… On ne peut pas en dire autant concernant les violences faites aux enfants. Pourquoi ?
Nous pouvons dire qu’il y a des avancées significatives dans la protection des enfants comme dans celle des femmes victimes de violences. Il est important de ne pas dissocier ce double mouvement. Notre histoire nous montre que l’affirmation des droits des femmes et celle des droits des enfants s’appuient l’une sur l’autre. Par exemple, ce sont des mouvements de mères qui ont revendiqué l’instauration d’une justice spécialisée pour juger les enfants à la fin du xixe siècle. On peut dire que le point central de ce double mouvement est celui-ci : la maison doit être un lieu de sécurité dans le respect de la loi commune. Et, dans la période contemporaine, on voit le lien entre la lutte contre les violences faites aux femmes et la protection des enfants, comme l’intitulé de la loi du 9 juillet 2010 sur les violences faites aux femmes, les violences au sein du couple et leurs incidences sur les enfants. Mais il faut continuer, beaucoup reste à faire.
Vous dites dans vos livres : « On ne peut pas être un mari violent et un bon père. » Pouvez-vous développer votre analyse ?
Oui, c’est vrai. On peut même dire « un mari violent est un père dangereux ». C’est ce que montre l’état des connaissances et ce qui correspond à l’expérience de toutes les personnes engagées dans la lutte contre les violences faites aux femmes et la protection des enfants. Les violences conjugales ont sur l’enfant un impact traumatique gravissime – état de stress post-traumatique, insécurité, atteinte au développement. Le risque de violences physiques – voire sexuelles – sur l’enfant par le violent conjugal est très important. Et le style de personnalité des violents conjugaux doit être pris en compte pour traiter la parentalité – immaturité, intolérance à la frustration, imprévisibilité, défaut d’empathie, etc. Le problème est que nous avons tendance à séparer la sphère de la conjugalité et la sphère de la parentalité et à laisser au violent conjugal l’exercice de l’autorité parentale qui lui permet de perpétuer l’emprise sur la mère et sur l’enfant même après la séparation. Il faut donc présumer qu’un mari violent est un père dangereux. Et l’écrire dans la loi. C’est le seul moyen de protéger la mère et l’enfant.
Lorsque cette proposition vous a été faite, vous avez accepté sans hésiter ? Pourquoi ?
Lorsque le ministre en charge de la protection de l’enfance, Adrien Taquet, a annoncé l’été dernier qu’il souhaitait créer cette commission, je me suis réjoui car c’était un signal très fort d’une volonté politique de renforcer notre culture de la protection et de lutter contre les violences sexuelles faites aux enfants, particulièrement l’inceste. En ce qui me concerne, je suis juge des enfants et, depuis plusieurs années, au Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, comme en participant à l’élaboration du premier plan de lutte contre les violences faites aux enfants, à la démarche de consensus sur les besoins fondamentaux des enfants ou aux lois de lutte contre les violences faites aux femmes, j’ai pu m’engager dans la construction des politiques publiques de protection. Participer à cette commission est un moyen de poursuivre cet engagement collectif.
Avez-vous été surpris par la déferlante de témoignages après la parution du livre de Camille Kouchner accusant son beau-père Olivier Duhamel d’inceste sur son frère jumeau ?
Je ne dirais pas que j’ai été surpris même si la parution du livre de Camille Kouchner a suscité une réflexion collective de grande ampleur. En réalité, depuis plusieurs années, régulièrement des témoignages ou des affaires judiciaires heurtent la conscience collective et conduisent la société à revendiquer que les enfants soient mieux protégés et que cesse l’impunité des agresseurs. Je crois qu’il y a aujourd’hui quelque chose de nouveau et important, deux choses en fait : d’une part, il y a une chaîne de solidarité entre les victimes, de livre en livre et de témoignage en témoignage, d’autre part, nous nous sentons collectivement responsables de la souffrance des victimes et de la protection que nous devons organiser. De ce double mouvement naît une aspiration forte à la construction d’une politique publique de protection.
Il y a quelques jours, l’Assemblée nationale votait en première lecture, un texte renforçant la protection des mineur.e.s contre les violences sexuelles. Elle a notamment fixé à 15 ans l’âge en-dessous duquel un enfant est considéré non consentant pour un acte sexuel avec un adulte, un seuil porté à 18 ans en cas d’inceste. Une clause, surnommée « Roméo et Juliette », y précise que les sanctions ne s’appliquent que si « la différence d’âge entre le majeur et le mineur [de moins de 15 ans] est d’au moins cinq ans ». Comment réagissez-vous ?
Il faut d’abord reconnaître que la loi pénale doit être modifiée pour mieux prendre en compte l’asymétrie entre l’adulte et l’enfant et protéger l’enfant dans les enquêtes pénales et les procédures judiciaires. Le passage à l’acte sexuel de l’adulte est une perversion du besoin de sécurité de l’enfant. Cette asymétrie – physique, cognitive, affective – doit se traduire dans la loi car le passage à l’acte sexuel de l’adulte n’est possible que par la contrainte que l’agresseur exerce sur l’enfant. Les propositions de loi qui ont été faites et qui sont actuellement discutées au parlement prennent en compte cette asymétrie. Tous les acteurs de ce changement – gouvernement, parlementaires, associations… – sont sur la même ligne : le seuil d’âge doit être fixé à 15 ans. Ensuite, il faut bien voir que l’enjeu n’est pas de fixer un âge du consentement mais d’associer un seuil d’âge à un moyen juridique traduisant la contrainte de l’adulte sur l’enfant. C’est là qu’intervient l’écart d’âge de 5 ans – 15/20 ans –, dans le respect des principes fondamentaux du droit. Il faut que toutes les situations particulières soient prises en compte. Ce qui ne veut pas dire bien sûr que le viol et l’agression sexuelle ne seront plus sanctionnés si un jeune de moins de 20 ans impose un acte sexuel par la violence, la contrainte, la menace ou la surprise.
Vous travaillez sur des questions difficiles, quelle musique écoutez-vous en ce moment ?
J’ai toujours dans la tête des cantiques religieux du dimanche. Ils m’accompagnent toute la semaine. J’ai aussi une grande passion pour Leonard Cohen, un grand poète profondément spirituel. Et on m’a récemment fait découvrir les chansons de Clara Ysé. Son disque, Le monde s’est dédoublé, est magnifique. Une voix puissante, une écriture littéraire, poétique même, et des mélodies que j’aime beaucoup. C’est très beau.
Propos recueillis par Sabine Salmon
* Édouard Durand a été nommé suite à la démission d’Elisabeth Guigou considérée comme trop proche de l’affaire Alain Duhamel.
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