Alors qu’un débat est mené en France pour fixer l’âge en dessous duquel une relation sexuelle ne peut être juridiquement considérée comme consentie, s’ouvre à Paris l’exposition « Gauguin l’alchimiste » dont les « compagnes » avaient 13 ans. Meurtrière concomitance…
Si parlementaires, associations et institutions échangent actuellement pour s’accorder sur le bon âge (entre 13 et 15 ans) des relations sexuelles consenties, personne n’oserait accepter, banaliser une relation sexuelle libre et éclairée entre un majeur de plus de 40 ans et une mineure de moins de 13 ans, sauf dans le cas de… Paul Gauguin.
Ainsi la scénographie, les textes et légendes de l’exposition « Gauguin l’alchimiste » font l’impasse sur deux détails visiblement sans grand intérêt pour le grand public et le commissariat de l’exposition au regard du « génie » de l’artiste. Le premier : l’artiste dispose à sa guise physiquement et sexuellement d’enfants de 13 ans comme on utilise des objets sans âme et sans valeur. Le second : l’artiste développe un discours postcolonial empreint d’un racisme décomplexé.
Quand la réalité est mystifiée par l’histoire de l’art
Ecoeurante expérience que de se mêler à la foule de cette exposition et d’entendre des spectateurs et spectatrices s’extasier devant les toiles du maître montrant des enfants à peine pubères, assorties des photos et les nommant pudiquement « ses » « compagnes » ou vahinés. D’un côté, il y a celles et ceux qui ne veulent voir que l’art, de l’autre, celles et ceux qui regardent la situation sans ce filtre.
Regardons les légendes et les notes biographiques de plus près : « Juin 1891, arrive à Tahiti. À la fin de l’année, Tehamana, jeune tahitienne, commence à poser pour lui et devient sa vahiné (compagne) » ou encore « 1896, prend pour vahiné Pahura. » La jeune fille a 13 ans, Gauguin 43 ans. Il en parle en ces termes : « Cette jeune fille, une enfant d’environ treize ans, me charmait et m’épouvantait : que se passait-il dans son âme ? Et, dans ce contrat si hâtivement conçu et signé, j’avais la pudeur hésitante de la signature, moi presque un vieillard » ?
Le commentaire sur Noa Noa, carnet de voyage artistique présenté dans l’exposition comme un chef d’oeuvre, ne mentionne à aucun moment les propos pédophiles ou racistes qu’il contient. Quant aux correspondances : « Je vis avec 100 francs par mois, moi et ma vahiné, une jeune fille de treize ans et demi », lettre à Monfreid, avril 1896. Enfin : « Il me reste à vous dire que Tahiti est toujours charmante, que ma nouvelle épouse se nomme Pahura, qu’elle a quatorze ans, qu’elle est très débauchée », lettre à son ami Vallette, juillet 1896.
Les portraits, en particulier celui de la très jeune Tehamana, peuvent et doivent être présentés de manière critique : la toile Manao Tupapaù de 1892 (voir ci-dessous), représentant une jeune fille de 13 ans nue sur un lit, peinte par un homme de 39 ans qui la viole, est une scène de crime. Et la note du catalogue est scandaleuse : « Ce nu ajoute à la perversité de Manet les indécences de Degas et le piment d’un corps exotique d’âge et de statut ambigus. »
L’époque ne justifie pas les crimes
On peut dire aujourd’hui, et sans doute comme à l’époque où vécut le peintre, que Paul Gauguin est un prédateur sexuel qui montre, semble-t-il, une appétence particulière pour les filles à peine adolescentes. À trois reprises, il sélectionne une jeune fille de 13 ans pour partager sa vie et la violer. En effet, si le consentement du tuteur masculin de la jeune fille est assuré, celui de la principale intéressée est acquis par principe. Le fait que Gauguin, le syphilitique, pour poursuivre ses aventures, laisse par deux fois une adolescente seule avec un bébé, fruit du viol qu’il lui a infligé, n’émeut personne.
Le plus terrible dans cette exposition est l’indifférence polie du public fasciné par les couleurs sans voir le sujet. Gauguin, après tout, se définit comme un « sauvage » ce qui passe sous silence les dizaines de formules racistes qu’il emploie envers le peuple maori. Un mépris des femmes considéré par certains comme le reflet de son temps, mais faut-il rappeler qu’à cette date Victor Hugo avait déjà fait le choix de l’abolition de la prostitution et Victor Schoelcher celui de la lutte contre l’esclavage ? Gauguin est juste rétrograde et criminel dans sa propre époque.
Un mythe façonné sur la culture du viol
Il existe plusieurs publications, articles et ouvrages ayant analysé le rôle du mythe de la vahiné ainsi que son interaction dans la prévalence des violences sexuelles dans cette région. Tous y mentionnent la place de Gauguin et de son comparse Pierre Loti dans la persistance des mythes sexistes et racistes envers le peuple maori. Outre les peintures de Gauguin, il faut signaler le livre de Loti, Le Mariage de Loti, publié en 1878, dans lequel Loti ouvre la voie de la banalisation d’actes pédophiles en Polynésie, narrant son « mariage » avec une fille de 14 ans, la jeune Rarahu. Extrait : « Elle venait d’accomplir sa quatorzième année. C’était une très singulière petite fille (…) Rarahu était d’une petite taille, admirablement prise, admirablement proportionnée ; sa poitrine était pure et polie, ses bras avaient une perfection antique. » Ce livre est toujours étudié au collège et accessible au grand public.
Parallèlement, il faut lire l’ouvrage La domination des femmes à Tahiti de Patrick Cerf, gynécologue obstétricien qui a fait une partie de sa carrière à Tahiti. Il consacre un chapitre complet au mythe de la femme polynésienne soumise et offerte, entretenue par Gauguin et Loti : « Avant tout, elles étaient passives ou plutôt considérées comme toujours consentantes. » Bien que certaines phrases du peintre puissent toutefois en faire douter : « Toutes les femmes veulent être prises à la manière maori, silencieusement et brutalement. Elles veulent toutes plus ou moins être violées. » Sans commentaire.
Il faut ajouter deux articles, Rarahu iti e, autre moi-même et Héritage et confrontation, de la grande écrivaine polynésienne Chantal Spitz. Elle y explique la Polynésie privée de sa culture, remplacée par la vision fantasmée, raciste, coloniale et sexiste de Gauguin et Loti : « Gauguin vivant le mariage de Loti… mythe oblige… pense qu’il suffit de traverser les océans et s’installer à Tahiti pour se permettre impunément des comportements criminels, réprimés par les lois de son pays… » Et de continuer : « Prétendant rechercher “l’océanien […] moins abîmé par la civilisation européenne”, il part pour les Marquises, plus attiré sans doute par la vie moins chère et la promesse de fillettes de 13 ans dans sa couche que par les anciens cannibales tatoués. » Paul Gauguin qui, ignominie supplémentaire, a donné son nom au lycée de Papeete.
L’étude de l’Art n’est pas politiquement neutre. Les commentaires qui accompagnent une exposition orientent la réflexion du public et fournissent un contexte précieux. Ils témoignent ici d’une normalisation, au nom de l’Art, de comportements criminels. Si l’affaire Weinstein a révélé les violences du producteur américain, nombre de prédateurs passés et présents restent dans l’ombre. L’actrice américaine Winona Ryder a ainsi été bannie des plateaux de tournages pendant près de 10 ans suite à des affaires de vol à l’étalage, alors que Johnny Depp ayant violenté son ex-femme reste au box-office.
Alors, nous direz-vous, ne pouvons-nous plus regarder Manhattan de Woody Allen ou Le pianiste de Polanski tranquillement, une dernière fois dans notre canapé, plus écouter un disque de Cantat ? Chacun.e de nous fera en conscience ce qui lui paraît juste. Mais notre société doit proscrire définitivement la promotion publique de prédateurs sexuels et d’agresseurs car à chaque fois, ce sont toutes les victimes de viols et de violences sexistes qui sont meurtries. Un peu de bienveillance envers des millions de femmes et d’enfants ne vaut-elle pas une petite frustration artistique ?
Gwendoline Coipeault et Carine Delahaie
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