Dans l’espoir de rouvrir l’enquête sur l’assassinat jamais élucidé en 1988 de Dulcie September, militante et représentante en France de l’ANC, mercredi 16 novembre, une audience publique a eu lieu au Tribunal de Paris. L’occasion pour nous de revenir sur cette grande figure des combattantes sud-africaines.
Métisse, née au Cap en 1935, Dulcie September est expulsée de son quartier avec sa famille en 1948, du fait de la mise en place du système de l’apartheid par le gouvernement blanc, elle en subit très jeune toute la rigueur. Devenue enseignante, elle rejoint très vite ceux qui s’y opposent, devient alors militante dans un mouvement révolutionnaire, contre le pouvoir blanc et ce système légal de racisme. Comme de nombreux.ses militant.e.s, elle est emprisonnée pendant cinq ans et, après une stricte assignation à résidence, en 1973 elle choisit l’exil définitif de son pays, l’Afrique du Sud. Elle s’installe à Londres où elle rejoint le mouvement de Nelson Mandela, l’ANC (The African National Congress) puis en Zambie.
Présente partout pour dénoncer le système d’apartheid
C’est en 1984 qu’elle arrive à Paris comme représentante en chef de l’ANC pour la France, le Luxembourg et la Suisse. Au moment où François Mitterrand, alors Président de la République, sort l’ANC des organisations terroristes et autorise l’ouverture d’un bureau à Paris. Femme de caractère, travailleuse, intègre, elle est présente partout où il faut et où l’on peut parler de l’Afrique du Sud et de sa politique d’apartheid.
Le bureau de l’ANC se trouve au 4e étage du 28 rue des Petites Écuries, dans le 10e arrondissement de Paris. Ce matin du 29 mars 1988, comme chaque jour, Dulcie September prend son courrier, gravit les quatre étages et c’est sur le palier au moment où elle engage sa clef dans la serrure de la porte que l’on tire sur elle. Les tueurs l’attendaient dans l’escalier, avaient certainement repéré les lieux et connaissaient ses habitudes. Les assassins ayant utilisé un petit calibre muni d’un silencieux, dans un immeuble en plein travaux de ravalement, personne n’a entendu quoi que ce soit. Seul un voisin témoignera avoir vu deux Caucasiens sortir, sans sur le coup faire immédiatement le rapport avec la mort de Dulcie, qui sera découverte plus tard par le voisin de palier.
Dulcie September se sentait en danger et menacée, elle avait constaté que son téléphone était sur écoute et avait même été agressée dans le métro. Elle avait demandé une protection policière au gouvernement français, demande restée lettre morte. Pour les militant.e.s de l’ANC, la période était dangereuse, le régime d’apartheid avait pour mot d’ordre de « détruire l’ennemi partout où il se trouvait ». De nombreux.ses militant.e.s avaient été tué.e.s dans les pays frontaliers de l’Afrique du Sud, alors qu’à l’intérieur même du pays, l’état d’urgence, déclaré en 1983, mettait tous les opposants en danger.
Qui a commandité l’assassinat ?
Pourquoi Dulcie September a-t-elle été tuée ? Est-ce seulement parce qu’elle était la représentante de l’ANC à Paris ? Il est clair que le gouvernement de Prétoria lui vouait une haine farouche et sans doute avait-il toute commodité de commanditer l’assassinat. Cependant, à l’université de Fort Hare, les notes personnelles que l’on retrouve encore dans les cartons de la « Mission française » des archives de l’ANC laissent penser que Dulcie enquêtait en secret sur les trafics d’armes vers l’Afrique du Sud. Il est vrai que les rapports de la France avec le gouvernement sud-africain n’étaient pas tout à fait innocents.
Officiellement, même si elle s’abstenait souvent au moment des votes sur les sanctions, la France respectait la politique de boycott contre l’Afrique du Sud et appliquait le système de sanctions décidé par les Nation unies. Officieusement, il en était tout autrement ! Politiquement, souvent rangée dans le même camp (au Biafra, en Guinée…), les interventions militaires françaises étaient même relayées par les Sud-africains. Et l’Afrique du Sud occupait une position stratégique et capitale : le contrôle de la route maritime vers l’océan Indien, une voie vitale. De nombreuses visites en France de dirigeants sud-africains eurent lieu et, en 1986, le Premier ministre Jacques Chirac accepte même la visite du Président sud-africain, sous couvert de commémoration de l’armistice de 1918.
Des ventes d’armes malgré le boycott
Sur le plan économique également, tout n’était pas clair, certaines des grandes entreprises françaises étaient très implantées en Afrique du Sud et contournaient régulièrement le boycott mis en place par la communauté internationale. La France, par exemple, acheta clandestinement d’importantes quantités de charbon à l’Afrique du Sud. Armscor, organisme chargée d’acheter des armes pour le gouvernement sud-africain occupait un étage entier dans l’ambassade d’Afrique du Sud en France, à deux pas du Quai d’Orsay. Et, en dépit des sanctions globales et obligatoires, la France vendait du matériel militaire – armes, hélicoptères, missiles, avions, frégates… – au gouvernement de Prétoria. Une des plaques tournantes de ce trafic d’armes et du contournement du boycott se situait aux Comores où, en 1978, très probablement sur ordre des services secrets français et en parfait accord avec les Sud-africains que les Comores intéressaient beaucoup pour des raisons géopolitiques, le président en place fut renversé par Bob Denard, mercenaire supplétif des services secrets français. En 1998, son nom apparaît en lien avec l’assassinat de Dulcie September.
En effet, la nouvelle Afrique du Sud arc-en-ciel, a tenté – dans le cadre de la Commission Vérité et la Réconciliation (TRC) – de faire la lumière sur les crimes de l’apartheid et des hommes ont fini par parler, notamment Eugene De Kock. Ancien chef d’une unité secrète de la police, alors condamné à perpétuité et n’ayant plus rien à perdre, De Kock a affirmé que l’assassinat de Dulcie September avait été perpétué par des Français. Il cite le nom de Jean-Paul Guerrier, alias Capitaine Siam, un mercenaire français qui rejoindra après le meurtre la garde présidentielle des Comores dirigée par Bob Denard. Il désigne également comme coordinateur de l’opération Dawid Fourrie, chef des opérations extérieures du Bureau de coopération civile de l’armée sud-africaine (CCB), un organisme chargé de lutter contre l’ANC. Un autre mercenaire, également membre de la garde présidentielle comorienne, a été accusé par la suite par un ancien cadre des services secrets français, d’avoir été un des tueurs : Richard Rouget, même s’il s’avérera par la suite qui celui-ci avait un alibi le jour des faits.
Pour la réouverture du dossier
En juillet 1988, le Parquet de Paris ouvre une enquête. Mais très vite, faute de preuves suffisantes, la juge d’instruction clôture l’affaire par une ordonnance de non-lieu. Plus de trente ans plus tard, la famille, soutenue par le Collectif des amis de Dulcie September en France et en Afrique du Sud, a entamé une procédure judiciaire pour la réouverture du dossier en plaidant le déni de justice et la qualification du meurtre en crime d’apartheid, imprescriptible.
Pour Jacqueline Dérens, amie qui a travaillé avec Dulcie September et qui se bat aujourd’hui au côté de la famille pour que justice soit rendue : « Il est important que l’affaire ne soit pas enterrée et que, trente-quatre ans après le meurtre, la justice se penche avec sérieux sur cet assassinat. Car il s’agit d’un cas unique : Dulcie September est la seule militante de l’ANC à avoir été abattue hors d’Afrique et sur notre sol, en France. » C’est une première étape qui s’est tenue le 16 novembre au Tribunal de Paris lors de cette audience publique. Ce dernier rendra son avis sur l’ouverture ou non d’une nouvelle enquête le 14 décembre.
Kévin Védie
Merci à Jacqueline Dérens pour sa contribution et ses conseils bienveillants.
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