Alice, dessinatrice de presse, travaille à Charlie Hebdo depuis mai 2018. Elle préparait les Beaux-Arts quand un professeur lui a proposé de suivre un atelier à la Comédie française avec des dessinateurs de Charlie. L’occasion rêvée de pouvoir montrer son travail. Comme celui-ci reçoit une bonne critique, elle ose solliciter un stage. Aujourd’hui, elle s’y épanouit pleinement, enthousiaste à l’idée de relever tous les défis en dessin.
Quelques mots sur ton parcours ?
J’ai passé mon enfance en région bordelaise, en nageant un peu hors du monde. À l’adolescence, je ne pense pas beaucoup à autre chose que la piscine et les garçons. Une fois le bac d’Arts appliqués en poche, j’ai hâte de prendre le chemin de mon indépendance, m’installer à Paris, ville des grandes écoles et porte d’entrée pour réaliser mes rêves de carrière professionnelle. Mes parents, tout deux psys, sont inscrits dans un engagement politique qui ne m’a jamais débordée dans le sens où ils ne me l’imposaient pas. Ils me disaient juste : fais marcher ton cerveau, c’est suffisant. Arrive le 7 janvier 2015, je le prends en pleine tête, j’ai dix-sept ans. Ce jour-là, il m’a fallu malheureusement rentrer dans une vie d’adulte, j’ai voulu savoir pourquoi et comment un tel drame avait pu se produire. Je voulais comprendre la merde dans laquelle on se retrouvait tous.
Tu t’es projetée dans une carrière de dessinatrice de presse à Charlie ?
Non, pas du tout. La seule chose que je savais c’est que je voulais dessiner. J’ai suivi une formation design puis je me suis dirigée vers les Arts plastiques. Le côté bande-dessinée m’attirait aussi, je l’ai appris par moi-même, en autodidacte. En fait, je touchais un peu à tout. J’imaginais que travailler pour Charlie, c’était avoir des idées, faire des blagues culottées et être rémunérée pour ça. Je trouvais génial de pouvoir dire merde au monde en dessinant des petits bonhommes, à mon âge, celui où on cherche à savoir comment on pourra être utile dans cette société. Je pensais aussi que c’était un moyen amusant de m’insérer dans un discours politique qui n’existe que là. Et tout simplement pouvoir dire : « Allez vous faire voir ! » Mais quand je suis arrivée dans la salle de rédaction de ce journal qui s’était inscrit tristement dans l’Histoire, j’ai eu l’impression de plonger dans quelque chose qui me dépassait, de tellement plus grand que moi. J’étais terrifiée, je ne me suis pas du tout sentie légitime. De par son histoire et avec tout ce qu’il défendait, est-ce que moi, j’allais avoir les épaules pour porter toutes ces idées-là ? J’entrais vraiment dans un gros monument.
Comment as-tu eu envie de t’impliquer dans le débat politique ?
La chance d’avoir des parents comme les miens c’est d’avoir vite acquis le sens de nos principes et le goût du débat. Lors de ma scolarité en collège et à l’école primaire catholique, la gamine que j’étais s’est sentie fière de s’affirmer en revendiquant son athéisme, en disant : « Vous m’emmerdez avec la religion. » Très tôt, j’ai eu l’impression que tout le monde prenait des pincettes tout le temps et ça m’agaçait fortement. Alors, la première fois que j’achète et lis Charlie dans mon appartement de dix-huit mètres carrés, je me rends compte que je ne suis pas seule, d’autres gens pensent comme moi.
Quand #MeToo commence, je suis une ado perdue dans ce déferlement, je ne sais pas ni quoi penser, ni où me placer. De plus, dans mon milieu artistique, Rokhaya Diallo était une idole pour plein de jeunes que je fréquentais. Or moi, je n’aime pas cette espèce de néo-féminisme intersectionnel et je m’oppose à tout discours indigéniste. C’est dans Charlie que j’ai trouvé la vision du féminisme qui me correspondait.
Laquelle ?
J’aborde l’autre comme un être singulier et jamais en fonction d’un genre ou d’une couleur de peau. Je veux simplement savoir ce qu’il y a dans sa tête. J’ai été éduquée avec un petit frère de la même façon et n’ai pas vécu d’inégalité. Et je ne me retrouve pas dans ce féminisme anti-hommes qui prône toutes les femmes comme des héroïnes. Parce que c’est faux : une femme peut être aussi conne qu’un homme et réciproquement. Je refuse cette vision très manichéenne. Je me reconnais dans le féminisme universaliste pour l’égalité des droits et qui se bat contre la domination masculine.
À quoi te sert l’humour ?
L’humour est un formidable outil pour faire passer la pilule. Quand j’ai des idées difficiles à faire entendre, celles qui fuient toute gratuité, je pense à cette phrase de Cavanna : « Un bon dessin, c’est un coup de poing dans la gueule. » J’essaie d’accentuer de manière pointue ce qui fait déjà mal pour attirer l’attention sur des sujets délicats. Je crois également qu’il y a des gens qui ne savent pas l’utiliser. Je pense qu’il faut se former, réfléchir, travailler. C’est comme le marteau, quand on ne sait pas s’en servir, mieux vaut éviter. Quand on a compris ce qu’est l’humour, l’ironie, le second degré et comment lire un dessin de presse, normalement, il n’y a plus de problème. Pour ça, il faut impérativement éduquer.
Y-a-t-il des sujets que tu t’interdis ?
Je n’en évite aucun. L’humour est mon meilleur partenaire pour désacraliser des sujets et les appréhender par la finesse du trait dessiné. Il ne doit jamais servir à la haine des personnes, domaine dans lequel se vautre un Dieudonné par exemple. En ce moment, on est face à l’inceste, à la pédophilie, des sujets dont l’horreur ne donne pas spontanément envie de rire. Pourtant, il faut appréhender tous ces contenus fragiles qui font si mal. Rire de choses dérisoires avec des humoristes qui font des sketchs « comment choper une meuf », c’est évidemment plus facile mais ça ne m’intéresse pas.
Tu ne te dis jamais que tu vas trop loin ?
Heurter l’esprit des gens signifie qu’ils s’interrogent, voire se remettent en question. Ça veut dire que l’idée fait son chemin. On ne peut pas s’arrêter à « je suis choqué.e » parce que ça n’a aucun impact pour faire avancer les choses. Quand mon travail fait réagir, je me dis : c’est un bon dessin qui a traversé le lectorat. Mon idée a planté une petite graine. Aujourd’hui, on a peur de traverser les gens, peur de les déranger. Au confort de ne rien faire, je préfère secouer le pleurnichard avec mon gros sabot.
L’humour est-il en péril ?
Les gens ne savent plus rire et surtout plus d’eux-mêmes. J’ai l’impression que la vieille génération du journalisme appelle à défendre la liberté d’expression mais que les plus jeunes trouvent ça ringard et ne supportent plus aucune poilade. Quelle tristesse ! Et si plus rien n’est publié parce que ça ne fait pas rire tout le monde, quel est l’avenir pour la presse ? Les gens disent « on ne peut plus rire de rien », je réponds : si, on peut, n’attendons pas qu’il soit trop tard pour le faire. Parfois, je me demande si ce n’est pas une espèce en voie de disparition. [rires]
Tu t’es confrontée à des réactions haineuses ?
J’utilise twitter uniquement pour regarder ce qui s’y passe et suivre l’actu. J’y vois beaucoup de mensonges et de bêtises sur le journal, ce qui me renvoie à un sentiment de solitude. La une avec mon dessin sur Erdogan a fait un buzz. Je n’ai pas reçu directement de menaces parce que je ne me fais pas connaître avec mon nom de dessinatrice sur les réseaux. Cela m’a permis de voir ça de loin tout en ayant conscience que d’autres les recevaient à ma place. J’ai trouvé tellement absurde qu’une dessinatrice de vingt-deux ans qui dessine dans sa petite chambre parisienne fasse gronder un dictateur turc. Je me croyais dans un film. Un dessin un peu pouet pouet fait rugir la moitié du monde arabo-musulman ! Pour l’instant, les insultes ne m’atteignent pas. Alors, je continue !
Propos recueillis par Marika Bret
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