À l’occasion de la parution de son livre Qui veut tuer la laïcité ?, nous sommes allées à la rencontre de son autrice, la journaliste Marika Bret, et d’une autre autrice et journaliste, Tania de Montaigne, histoire de discuter dans un café parisien des attaques contre la laïcité et de ce qu’elles révèlent de notre rapport à l’identité et à la pensée politique. Et si la vraie question portée par la laïcité, c’était celle de notre capacité à être libres ? Discussion.
Historiquement, la gauche était porteuse des combats laïques. Parfois anticlérical, son discours a beaucoup évolué ces dernières années. Quelle analyse portez-vous sur la gauche et la laïcité ?
Marika Bret : La gauche a trahi. La laïcité étant un acquis, nous n’en parlions tout simplement pas. Pour situer le basculement, on pourrait partir de 1989, de la fatwa contre l’auteur des Versets sataniques, Salman Rushdie. Ariane Mnouchkine le rappelle volontiers aujourd’hui, c’était très difficile à l’époque pour elle de faire comprendre aux intellectuel.le.s et politiques que si on laissait passer cette fatwa, on laisserait tout passer. La laïcité est une valeur protectrice, elle était vécue comme telle et non comme un empêchement. Bien sûr, il y avait toujours les cathos intégristes qui la contestaient avec le droit à l’avortement, mais cela restait confiné à des cercles circonscrits. Plus la religion dans son versant politique a cherché une visibilité, moins la gauche s’est emparée du sujet. Elle a commencé par se taire et, quand elle a fini par parler, elle s’est divisée. En janvier 2020, la raison d’être de ce livre Qui veut tuer la laïcité ? est la colère, une immense colère. L’équipe de Charlie a été abandonnée après le procès des caricatures de 2006. Les attendus du jugement sont pourtant clairs, très pédagogiques, mais personne ne s’en est saisi. Par derrière, des ministres de gauche ont pointé du doigt les journalistes en disant que c’était eux qui mettaient le feu au monde entier. Depuis le 7 janvier 2015, cinq ans se sont écoulés et cela va de mal en pis, la dérive continue.
Tania de Montaigne : Tout cela nous rappelle qu’une valeur comme la laïcité est une création humaine qui ne peut pas tenir sans des êtres humains pour la porter. Dès que nous cessons d’être vigilant.e.s, il y a un désengagement. La laïcité, pour moi, était un fait entendu. J’ai grandi dans une cité, et je ne suis pas blanche. Pourquoi la gauche est-elle malmenée aujourd’hui ? Parce qu’elle n’a pas su faire son travail et proposer un projet clair concernant la citoyenneté sur ce que signifie d’être français.e. La droite s’en est alors saisie, s’est organisée en droite comme elle sait le faire. Aujourd’hui, la gauche ne voit pas en quoi il serait intéressant de se saisir de la laïcité, de la citoyenneté, de l’antiracisme. Bien sûr, il y a du racisme. Nous devons nous élever à chaque fois que quelque chose vient entraver la liberté d’une personne à avoir la religion qu’elle veut ou pas de religion, à pouvoir accéder à un emploi ou à des services publics quels que soient sa couleur ou son nom en zones urbaines et aussi rurales. C’est bien cela que nous disent les Gilets Jaunes ! Je crois que faire société cela signifie que chaque personne dans ce pays puisse exercer sa fonction de citoyen.ne, c’est-à-dire sa liberté qui doit être notre sujet en permanence. Mais cette liberté doit être bornée par celle des autres, sinon il n’y a pas de liberté ni d’égalité. La laïcité, pour moi, c’est ça : « Tu fais bien ce que tu veux, mais le cadre c’est l’autre. »
Comment mesurez-vous ce recul politique dont vous parlez ?
Marika : La laïcité ne reconnaît aucun culte, mais elle n’en exclut aucun. On se retrouve avec des filières clandestines dans nos villes, avec des prêches radicaux. Il faudra des années pour renverser la tendance. Les prières dans la rue ou dans des garages sales, c’était immonde… Mais personne ne s’en est emparé. Le résultat est que Qatar Charities finance aujourd’hui la grande mosquée de Mulhouse.
Tania : En fait, là où le politique cède sa place, il y a toujours quelqu’un pour la prendre. Il est tout de même très dommage d’avoir choisi de faire de la politique et finalement ne pas en user depuis des décennies à gauche. Faire de la politique, c’est inventer au quotidien une présence de l’État, sa mise en oeuvre, essayer de faire en sorte que lorsque l’on constate une rupture d’égalité, quelque chose soit mis en oeuvre pour résoudre le problème.
Les religieux s’engouffrent dans l’absence de réflexion politique sur la question de l’identité. Comment repenser cet enjeu, le repolitiser ?
Tania : En 2018, j’écris un livre, L’Assignation, pour dire que le racisme est une question de société qui concerne tout le monde. Et les premières demandes d’interview que je reçois ont un point commun : il s’agit toujours de me faire parler à un.e journaliste noir.e, y compris dans des journaux où tout le monde est blanc. Et personne ne s’interroge sur cet état de fait, ce que cela produit alors que c’est justement le sujet de mon livre. On m’a dit dans un débat : « C’est bien que vous, les noir.e.s, ayez pu prendre la parole… » Parce que moi, d’un coup, je deviens tout.e.s les noir.e.s. Mais moi quand je parle, je ne parle pas pour les noir.e.s, je parle de toute personne qui est lésée dans ses droits. Il aurait fallu faire un travail pour reconnaître simplement la couleur des gens, simplement sans que cela dise ou fixe leur identité. Une fois qu’on a dit ça, on peut avancer : si tu es pauvre et que tu vis dans un endroit où on considère que c’est inutile que tu aies des services publics, eh bien c’est un problème. Le problème, c’est que la couleur a été mise à un endroit de merde. Certain.e.s trouvent ça super de me demander : « Tu veux parler en tant que racisée… ? » Ces gens ont fait le travail de me mettre dans un petit endroit qui est horrible mais qui ne coûte rien à personne. Et pendant que je suis dans cet endroit-là, je ne vais pas prendre leur place. En vérité, ce qui est proposé par le modèle communautariste est que chacun reste à sa place. Pour moi, la gauche devrait défendre une possibilité de mobilité. Il faut repolitiser la question. Si on veut envisager une société avec des gens soignés, instruits, cela a un coût. Comment on s’organise pour former des citoyens qui aient les moyens de se penser ? La laïcité, c’est penser en dehors du religieux, du dogme. Si tu veux aller dans le dogme, vas-y, mais si tu ne veux pas, moi je peux t’envisager comme étant libre et je vais mettre en oeuvre les possibilités de cette liberté. Je ne vais pas t’enfermer dans ta couleur ou dans ta religion. Dire par exemple à des enfants : jusqu’à ce que tu aies dix-huit ans, mon travail c’est de te permettre de jouer avec ça, tu vas expérimenter le fait de ne pas être défini par les vêtements que tu portes.
Marika : La laïcité, c’est le chemin de l’émancipation. Elle est née de cette conscience-là. Et, de fait, on en veut plus à la gauche pour sa trahison qu’à la droite parce qu’elle ne porte pas de réflexion collective.
Pensez-vous que les réseaux sociaux renforcent cette culture de la particularité, de l’individualité au détriment du bien commun ?
Tania : Le réseau social propose des petites identités. En utilisant un réseau qui fonctionne en 280 caractères, la façon dont tu vas te définir va devoir tenir en 280 caractères. La première fois que je suis allée sur Twitter, j’ai essayé de mettre une citation. Elle était trop longue. Bon, j’enlève les guillemets, les virgules, après les « et », les « donc », ça ne voulait plus rien dire. J’ai compris : Twitter n’est pas le lieu où tu mets des citations. J’ai vu des conférences Ted en quinze minutes où des gens essaient de faire du stand-up sur des sujets qui mériteraient deux fois plus de temps. Mais non, on n’a pas le temps, on veut être diverti, je n’ai pas le droit de m’ennuyer ou de ne pas comprendre parce que ce n’est pas bienveillant. Il y a tout un univers de l’efficacité au service du capitalisme. Tout l’enjeu va être de se ressaisir de tout cela, d’accepter de ne pas comprendre tout de suite. Le rapport au conflit relève par ailleurs de l’impossible : toute opinion divergente n’est ni discutée ni supportée. On se divise en permanence.
Tu veux dire que la façon dont on formule les concepts est politique, notamment dans les attaques contre la laïcité ?
Tania : C’est une question qui m’intéresse beaucoup. Sur le racisme, par exemple, je me suis demandé : qu’est-ce que je peux dire de ça ? Si le sujet est de considérer qu’une personne, en fonction d’une couleur a une identité déterminée, moi je combats ça, et donc ce que je fais est de l’antiracisme. Par contre, si mon sujet est que j’adore les noir.e.s et dès qu’un.e noir.e a un problème, j’interviens, mais les autres je m’en fous. Ce n’est pas de l’antiracisme, c’est être pro-noir.e ou autre chose, c’est admettre qu’il y ait des races, et donc il faut trouver une autre mot que l’antiracisme pour désigner ça. L’antiracisme est d’être contre une théorie qui dit qu’il y a des races. Il y a des personnes très créatives. Les Américains produisent des mots toutes les demi-heures pour désigner des concepts millénaires. Le problème est que les journalistes les reprennent. « Genre » est un mot intéressant, ça dit une nature – le sexe – et une culture en fonction d’un sexe. Mais je peux choisir de ne pas être genrée, je peux sortir de ce que la culture dit de moi et être autre chose encore. Prenons le mot « racisé » et réfléchissons à ce mot-là. Ce mot, racisé, ne me convient pas puisqu’il n’y a que moi qui suis racisée : une race s’établit par rapport à une autre. Si j’avais le droit de ne pas être racisée, ce mot m’intéresserait déjà plus puisqu’il dirait qu’il y a une culture qui a plaqué quelque chose sur moi mais que moi je conserve ma liberté et j’ai le droit d’être – ou pas – concernée. Mais vous n’avez pas prévu que je puisse être non racisée. Il faut qu’on trouve un autre mot parce qu’il ne convient pas. Prenons un autre mot : l’islamophobie. Qu’est-ce que ça veut dire, qu’est-ce qu’on y met ? La phobie se justifie puisqu’elle n’est pas de ma faute : si j’ai peur de l’avion, je n’y peux rien ! Alors que si je parle de racisme, j’agis, je produis quelque chose en tant que personne à l’égard de ce que j’éprouve donc je deviens responsable de mon propos et vous pouvez m’opposer la loi. Vous mettez ma responsabilité à l’épreuve du commun. Si je vous dis que je suis phobique et que vous acceptez ce mot, vous êtes en train de me dire que je ne suis pas responsable. Venez penser avec moi, me chercher sur ma responsabilité. La dignité de la personne se place au niveau de sa responsabilité.
Marika : L’émancipation requiert des efforts individuels. La société a peur, en permanence, de l’émancipation du peuple d’époque en époque.
Tania : Il y a en nous cette ambivalence : supporter d’être libre est un vrai sujet.
Propos recueillis par Gwendoline Coipeault et Carine Delahaie
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