Christiane Marty, ingénieure-chercheuse, membre de la Fondation Copernic, analyse pour Clara-magazine la réforme des retraites, réforme largement contestée depuis plusieurs semaines.
La réforme des retraites fait l’objet d’une contestation sans précédent, avec une grève dépassant déjà en durée celle de 1995. Quels sont les principaux points de désaccord autour de cette réforme ?
Le gouvernement entend instaurer un changement systémique, avec un régime de retraites se voulant universel (en supprimant les régimes spéciaux), fonctionnant par points et non plus en annuités, et, surdéterminant le tout, en plafonnant les dépenses de retraite à leur niveau actuel, soit 14 % du produit intérieur brut (PIB). Alors que la proportion de retraité.e.s dans la population va augmenter, limiter la part de la richesse produite qui leur revient signifie programmer leur appauvrissement par rapport à la population active. C’est inacceptable, à plus forte raison lorsqu’on affiche l’objectif de renforcer la cohésion sociale. Tous ces points représentent une régression sociale et une pénalisation particulière des personnes aux carrières heurtées, en particulier les femmes. Ils suscitent, à juste titre, une large contestation de la part d’une majorité des syndicats et des associations féministes. De plus, alors que la réforme avait été annoncée comme répondant uniquement à un objectif de justice et non d’économies, le projet instaure un âge dit d’équilibre, ou âge pivot, fixé au départ à 64 ans, et qui a vocation à augmenter par la suite. Cette mesure vise purement à faire des économies. Elle revient dans les faits à repousser l’âge de départ de 2 ans, car partir à 62 ans (ou 63 ans) signifie pour toute personne un abattement de 10 % (ou 5 %) sur la pension. Cet âge d’équilibre constitue un autre point de désaccord.
Quelles sont les spécificités, techniques et idéologiques, des régimes par points ?
Les régimes par points diffèrent de ceux par annuités – les régimes de base actuels – au niveau des principes : les régimes par annuités garantissent, pour une carrière complète, un taux de remplacement (pension sur salaire) à l’âge légal de départ. Ce sont des régimes à prestations définies. Dans les régimes par points, il y a toujours un âge légal de départ mais il n’y a plus de taux de remplacement garanti, aucune assurance donc sur ce que sera la pension le moment venu. Ce sont des régimes à cotisations définies : on sait ce qu’on cotise mais on n’a pas d’idée sur le montant futur de la pension. Concrètement, les cotisations vieillesse servent à acquérir des points chaque année, à un prix d’achat du point. Au moment du départ en retraite, le montant de la pension est calculé en multipliant le nombre de points par la valeur de service du point (différente du prix d’achat). Le prix d’achat, la valeur de service du point, etc, sont des paramètres techniques qui sont ajustés continuellement par les gestionnaires des caisses de retraite pour assurer l’équilibre financier. Cela se fait « en coulisse » en quelque sorte, sans avoir besoin de réforme, contrairement aux régimes par annuités dans lesquels une modification du calcul de la pension, ou de la définition de la carrière complète, nécessite d’en passer par une loi et donc un débat public. Comme le reconnaît cyniquement François Fillon, un régime par points, ça permet de baisser chaque année la valeur des points et donc des pensions. Sans faire de vague…
Pourquoi est-il dangereux, particulièrement pour les femmes ?
La logique d’un régime par points vise à ce que la pension d’une personne reflète au mieux la somme des cotisations versées au long de sa vie active. Toute la carrière est prise en compte dans le calcul de la pension, et non plus les 25 meilleures années de salaire au régime général, ou les 6 derniers mois pour la Fonction publique. Ce qui signifie que les mauvaises années, celles d’interruption d’activité, les périodes de temps partiel, de chômage, de bas salaires fournissent peu ou pas de points et contribuent à baisser le niveau de pension, alors qu’elles sont éliminées du calcul aujourd’hui. Ce système pénalise donc plus fortement toutes les personnes aux carrières courtes ou heurtées, qui sont en particulier les femmes. Cette logique du renforcement de la contributivité, c’est-à-dire du lien entre cotisations et pensions, signifie en contrepartie un affaiblissement de la solidarité. On le vérifie dans les régimes de retraite existants : la part de solidarité représente 23 % du montant des pensions dans les régimes par annuités, mais seulement 7 % dans ceux par points. Or on sait que les femmes sont les bénéficiaires majoritaires des dispositifs de solidarité (droits familiaux, minimum de pension, réversion). Sans surprise donc, on constate que le rapport de la pension moyenne des femmes à celle des hommes est bien plus faible dans les régimes par points (61 % à Arrco, 41 % à Agirc) que dans le régime général par annuités où il est de 76 %.
Quelle modification la réforme apporterait-elle au calcul des droits familiaux ?
La communication gouvernementale présente la réforme comme une avancée pour les femmes car elle attribuerait « des droits familiaux dès le premier enfant », ce qui laisse entendre que ces droits n’existeraient pas aujourd’hui. C’est de la manipulation. Car il existe aujourd’hui deux sortes de dispositifs familiaux pour les enfants. Le premier est une majoration de durée d’assurance (MDA) de 8 trimestres par enfant (dès le premier !) au régime général et de 2 trimestres dans la Fonction publique. Ces trimestres s’ajoutent à la durée de carrière cotisée et contribuent à augmenter le montant de la pension. Par exemple, pour une femme ayant une carrière de 30 ans, avec deux enfants, sa durée validée de carrière devient 34 annuités, ce qui lui procure une majoration proportionnelle de sa pension, soit une hausse de 13 %. Le second dispositif est une majoration de pension de 10 % pour 3 enfants (créé à l’origine à des fins natalistes). Cette majoration est attribuée à chacun des deux parents et coûte 8 milliards par an. Comme les hommes ont des pensions en moyenne supérieures aux femmes, ils bénéficient des deux tiers de cette somme, alors que ce sont les femmes qui sont pénalisées par la prise en charge des enfants. Dans le projet, il n’est plus prévu qu’un seul dispositif : une majoration de pension de 5 % par enfant, attribuée au choix du couple à l’un ou l’autre, plus un supplément de 2 % à partir de 3 enfants (c’est-à-dire 17 % pour 3 enfants). Les MDA disparaissent totalement, mais ce n’est jamais explicitement dit ! Avec cette majoration établie en pourcentage de la pension et au choix du couple, le risque existe que le couple privilégie le père, car plus intéressant financièrement. Que se passera-t-il alors en cas de divorce, ce qui est fréquent, pour les femmes ? Ce nouveau système entraînera une baisse des droits familiaux. Des simulations ont été réalisées par l’Institut de la protection sociale : les résultats montrent que les mères comme les pères de 3 enfants et plus sont perdants, mais aussi la plupart des mères d’un ou deux enfants, pour des montants souvent importants.
Dans ce contexte, que deviennent les pensions de réversion ?
La réversion est importante pour les femmes car elles constituent 90 % des bénéficiaires ; la réversion représente en moyenne le quart de leur pension, contre une part négligeable chez les hommes. Différents régimes existent actuellement et une harmonisation serait bienvenue… à condition que ce soit dans le sens du progrès. Mais ce n’est pas du tout ce qui est prévu. Le projet acte à la fois un recul sur les conditions d’ouverture de ce droit et une baisse du montant de la réversion pour des personnes aux revenus pourtant modestes. Actuellement, le droit à la réversion est ouvert à 55 ans au régime général et il n’y a pas de seuil d’âge pour la Fonction publique. Dans le futur, ce droit ne serait ouvert qu’à 62 ans, ce qui représente sept années de perte pour la personne survivante d’un couple. Avec l’ajout d’une condition : il faudra être déjà en retraite. De plus, le droit à la réversion est supprimé pour les personnes divorcées ou remariées. Concernant le montant, le principe retenu est de garantir le niveau de vie de la personne survivante qui devra conserver 70 % des droits à pension cumulés du couple. Dans les faits, l’application pratique de ce principe aboutirait à ce que de nombreuses personnes avec pourtant un niveau modeste de pension — femmes essentiellement — soient perdantes. Par exemple, dans un couple où chaque conjoint touche 1 500 euros de pension (régime général + Arrco), la pension de réversion passerait de 837 euros actuellement à 600 euros, soit une perte de 237 euros par mois. La réversion représente un montant annuel non négligeable de 36 milliards d’euros, que le gouvernement a déjà tenté de réduire. Pas de doute que ce projet lui fournirait de substantielles économies.
Qu’est-ce qu’une décote ? Quels changements de décote apporterait la réforme telle que voulue par le gouvernement ?
Pour obtenir une pension à taux plein à l’âge de départ de 62 ans, il faut avoir une carrière complète. Sinon, une décote de 5 % par année manquante s’applique sur le taux de liquidation de la pension. Il existe un âge dit du taux plein, 67 ans, à partir duquel la décote est supprimée. L’abattement dû à la décote vient en plus du fait que la pension est de toute façon calculée au prorata de la durée de carrière (si la carrière est de 38 ans pour 40 ans exigés, le prorata correspond à 38/40 et la décote se superpose). À 67 ans, la décote est supprimée, mais la pension reste proratisée. Cette décote représente donc une double pénalisation de la pension pour les personnes aux carrières incomplètes (en majorité des femmes). Ce qui est explicitement reconnu dans le rapport Delevoye. Pourtant, sans craindre l’incohérence, la réforme instaure une décote entre 62 et 64 ans ! C’est-à-dire que même avec une carrière complète, les personnes subiront un abattement de 10 % à 62 ans, et de 5 % à 63 ans. Les femmes qui attendent 67 ans pour éviter une décote sont celles qui ont des carrières incomplètes, voire très courtes, et qui ne peuvent donc pas se permettre de subir en plus un abattement : ce sont précisément elles qui seront les plus pénalisées par le passage à un régime par points : dans ce système, elles obtiendraient à âge égal une pension bien plus faible qu’actuellement. C’est ce qui est soigneusement occulté par la communication officielle.
Quel regard portez-vous sur les régimes spéciaux ou autonomes et la façon dont ils sont décrits (et décriés) par le gouvernement ?
Le projet prévoit de supprimer les régimes spéciaux, accusés de bénéficier d’avantages indus. La stratégie consiste toujours à tenter d’opposer les fonctionnaires aux salarié.e.s du privé, à qualifier ceux des régimes spéciaux de privilégiés qui défendent des intérêts corporatistes. Or, ce qu’on constate, c’est que le gouvernement est obligé petit à petit de proposer des aménagements au régime universel qu’il souhaite instaurer, pour reconnaître les spécificités des diverses professions, marins, policiers, militaires, pilotes de ligne, personnel navigant, douaniers, danseurs et danseuses de l’Opéra, etc. C’est précisément la reconnaissance des conditions particulières et de la pénibilité de ces métiers qui a justifié historiquement l’émergence des régimes spéciaux. Le progrès n’est pas de supprimer les régimes spéciaux mais d’améliorer la reconnaissance de la pénibilité et de l’étendre à tous les régimes.
Quelle réforme est possible pour adapter le système des retraites aux défis de notre époque ?
Notre système de retraite, bien que l’un des plus généreux, doit être amélioré. Il faut en finir avec la baisse programmée des pensions et les fortes inégalités entre retraité.e.s, en particulier entre femmes et hommes. Un système de retraite devrait permettre que chaque personne se constitue des droits à une pension suffisante, compenser les accidents de parcours et veiller à intégrer l’égalité entre les femmes et les hommes parmi les objectifs. Cela suppose bien sûr, en amont de la retraite, de lutter contre le chômage et la précarisation des emplois, de mener des politiques volontaristes en faveur de l’égalité salariale des femmes et des hommes. De même, il est nécessaire d’agir pour améliorer le taux d’activité des femmes : nombreuses sont celles qui renoncent à un emploi par manque de solution pour garder leur enfant. La retraite est un choix de société qui doit relever d’un débat démocratique, en premier lieu sur la répartition de la richesse produite. D’abord au niveau du partage primaire entre masse salariale et profits : il y a de larges marges de progrès pour accroître la première en comprimant les seconds. Ensuite, au sein de la masse salariale, entre la part des revenus que l’on souhaite socialiser pour financer la protection sociale (les retraites, la santé…) et la part des salaires nets. Mais plus globalement, alors que la crise climatique implique de reconsidérer d’urgence nos modes de production et de consommation, est-il cohérent d’imposer de travailler toujours plus longtemps ? Alors que la souffrance au travail se développe, que les employeurs se débarrassent encore souvent des seniors et que le taux de chômage des jeunes est élevé ? La qualité de vie nécessiterait, au contraire, de disposer de plus de temps pour pouvoir s’investir dans la vie associative ou politique, entretenir le lien social, et pour partager à égalité les tâches entre les femmes et les hommes. Ce sont ces débats qui devraient définir le projet de retraite.
Propos recueillis par Carine Delahaie
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