Elle présente en cette rentrée sa première fiction au cinéma, Soeurs d’armes, un film de guerre féministe, dans lequel deux jeunes Françaises, Kenza – Camélia Jordana – et Yaël – Esther Garrel –, rejoignent une brigade internationale de la résistance kurde pour combattre Daech. Zara, une rescapée yézidie, les rallie pour venger son père et sauver son petit frère. Rencontre avec Caroline Fourest, réalisatrice.
Quand t’est venue l’idée du film ?
Après l’attentat du 7 janvier, il devenait difficile de répondre à toute la folie qu’on pouvait subir et entendre aussi calmement qu’avant. J’ai commencé à sentir un bouillonnement intérieur, des émotions qui débordaient. J’ai ressenti le besoin de les mettre quelque part, de les déposer, de les transcender pour qu’elles ne me consument pas. La fiction a été pour moi cette voie de sortie.
Sept ans avant l’attentat contre Charlie, j’avais écrit un scénario de fiction racontant l’histoire d’un journaliste algérien qui perdait tous ses collègues et son meilleur ami dessinateur dans un attentat. Je l’avais écrit juste après le procès des caricatures. Plusieurs d’entre nous commençaient à être placés sous protection policière. Nous n’étions pas partis la fleur au fusil, nous étions parfaitement conscients des risques pris par notre journal satirique pour défendre la liberté d’expression. On sentait bien qu’un jour ou l’autre, l’un de nous risquait d’être rattrapé. Simplement à l’époque, on imaginait une bombe ou un assassinat ciblé. Après le 7 janvier, je n’ai pas pu reprendre ce scénario. Il était trop prophétique, trop proche de l’histoire qui venait de nous frapper.
Lorsque j’ai commencé à lire les récits des premières femmes survivantes yézidies ayant réussi à s’échapper, à recevoir les images des combattantes kurdes qui menaient cette bataille pour nous, je me suis dit que cette histoire incarnait tout ce que j’avais envie de raconter.
Ces récits ont été ton déclic ?
La vidéo montrant des bourreaux de Daech « rigolards » attendant d’échanger une femme yézidie contre un pistolet a été un déclic. Et puis, je me suis vraiment identifiée aux combattantes kurdes. J’ai ressenti un besoin presque physique d’aller là-bas, à leurs côtés. Le même que Charb avait ressenti avant d’être assassiné. Il rêvait d’aller là-bas, de rejoindre la résistance kurde. Il l’a dit, répété : « Nous sommes tous kurdes. Les Kurdes sont en train de nous défendre tous. »
Plus les attentats se multipliaient à Paris, plus on entendait n’importe quoi, plus la haine menaçait de nous consumer. Qu’on soit ou non pacifiste, il fallait bien admettre que le sort de l’Europe, le fait de ne pas basculer dans l’extrême droite en réponse aux attentats, se jouait sur ce front. Plus vite les bataillons kurdes gagneraient la guerre contre Daech, plus vite nous pourrions sortir de ce cauchemar, ce cercle infernal. Je ressentais le besoin d’y participer. Mon arme à moi est de dire, de montrer. Je ne sais pas bien dessiner et le documentaire ne me suffisait plus. J’avais besoin de l’ampleur du cinéma pour exprimer l’héroïsme et la folie de cette guerre.
Tu écris le scénario en 2015 et tu décides alors de te lancer sans moyens ?
Là, pour le coup, j’y vais la fleur au fusil avec deux jeunes producteurs qui n’ont jamais produit ce genre de film… Moi-même, à part un court-métrage il y a quinze ans, je débutais totalement. Il a fallu déployer une énergie folle pour trouver un minimum de financement. J’étais reçue partout pour discuter politique, mais quand j’abordais mon projet d’un film de guerre aussi ambitieux, je voyais bien l’incrédulité dans les yeux de mes interlocuteurs. Ils nous ont pris pour des fous, surtout pour un premier film. Le jury de la commission d’avance sur recettes du CNC a d’ailleurs refusé de financer le film parce qu’il le trouvait « trop ambitieux ». Aussi parce qu’il désapprouvait « l’héroïsation des combattantes ». Ça en dit tellement sur le cynisme et ce que Patrice Franceschi, qui m’a conseillé militairement sur le film, appelle le « post-héroïsme » de notre époque. Je refuse ce cynisme, profondément.
Je suis passée à la fiction précisément parce que je ne supporte plus le cynisme d’un certain milieu et d’un certain journalisme, où le comble du raffinement semble être de considérer que tout se vaut, qu’il n’existe aucune différence entre l’engagement destructeur et l’engagement salvateur.
Il y a pour toi une filiation évidente entre ton travail de journaliste, d’essayiste et ce film ?
Depuis vingt ans, je travaille sur les propagandes des extrémistes. Nous sommes des enfants de choeur à côté d’eux. Nous n’avons pas pris la mesure de leur offensive en termes d’images produites contre notre démocratie. Les vidéos de Daech diffusées sur les réseaux sociaux ont séduit des jeunes européens au point de les convaincre de partir de chez eux pour coloniser des pays qu’ils ne connaissaient même pas. On ne voyait que cette jeunesse dans l’actualité : celle qui se radicalise et détruit. Or, il existe une autre jeunesse, invisibilisée, qui a rejoint les Kurdes et s’est battue contre Daech pour défendre la démocratie, la laïcité et les droits des femmes. Je voulais la montrer. Donner à voir celles et ceux qui ont sacrifié leurs vies pour nous protéger. Cette jeunesse ressemble beaucoup à celle qui s’est engagée dans les Brigades internationales pour combattre les fascistes en Espagne. Celle à qui Land and freedom de Ken Loach rend hommage.
Dès l’écriture, tu penses aux comédiennes à qui tu vas remettre un scénario d’un film de guerre, à leurs réactions sur les rôles proposés ?
Les comédiennes ont tellement rarement l’occasion de lire un scénario qui comporte autant de rôles de femmes puissantes qu’elles n’ont pas été difficiles à convaincre. Camélia Jordana était une évidence pour moi. Elle m’avait profondément émue, comme elle a ému la France entière, lorsqu’elle a chanté dans la Cour des Invalides après l’attentat du Bataclan. La première fois que nous nous sommes rencontrées, je lui ai dit : « J’ai un rôle pour toi. Mais c’est une franco-algérienne qui rejoint les femmes kurdes pour buter des djihadistes aux côtés d’une franco-israélienne… Partante ? » Elle me répond : « J’adore ! » J’admire son courage car elle sait que les insultes vont pleuvoir. Elle s’est déjà fait traiter de « pute à juif » après avoir tourné avec Yvan Attal. Elle sera très certainement étiquetée de « pute à islamophobe »… Ce qui est fou parce que son personnage porte précisément la complexité identitaire et le message antiraciste du film. Ceux qui le verront en toute bonne foi comprendront. Le djihadiste qui enlève Zara est un converti anglais, blond aux yeux bleus. La résistance est incarnée par une franco-algérienne qui se bat pour nous toutes. C’est une façon de dire que les femmes musulmanes, comme les Kurdes, sont en première ligne pour nous tous.
Il s’agit d’une fiction qui s’approche assez près de la réalité mais n’en est pas l’exact reflet. Pourquoi ?
Personne ne l’aurait supporté. En termes de violences et de brutalités, je montre un millième de ce qui s’est passé. Si j’avais proposé d’authentiques rôles de djihadistes fidèles à la vie qu’ils menaient, on m’aurait accusée de les caricaturer ! La plupart d’entre eux sont vraiment inhumains. Je me suis obligée à montrer des hommes plus intelligents, plus complexes, et même parfois plus attendrissants que les djihadistes que j’étudie. Les femmes yézidies ont également vécu un enfer bien plus épouvantable que ce que je montre à l’écran. Mais ce n’est pas un film sur le génocide. Plutôt sur la résistance de celles qui ont pu se relever.
Pendant-ce temps-là, en France, certains estimaient qu’il valait mieux négocier avec Daech. Les « oui mais » justifiant la barbarie se répandaient. Ton film semble leur répondre ?
Tellement de gens, depuis leur zone de confort, ont cru intelligent de relativiser la violence, la brutalité, le totalitarisme et la haine. Ceux-là veulent maintenant tout oublier. Ce film, c’est aussi pour refuser cet oubli. Un vrai film de guerre, mais un film de guerre féministe. Pour ne pas oublier le rôle qu’ont joué les combattantes dans ce répit — entre deux attentats plus espacés — que nous vivons désormais.
Je ne suis pas sûre que les jeunes à qui on raconte qu’ils sont des Indigènes de la République ou qu’ils vivent en France comme des esclaves aient bien réalisé qu’une minorité religieuse, les Yézidis, ont été visés en raison de leur religion, déportés, esclavagisés, vendus et assassinés à quelques centaines de kilomètres de chez eux, au moment précis où ils se plaignaient de souffrir le martyr à cause de la laïcité en France. Les femmes yézidies ont subi le sommet de l’oppression patriarcale dans un condensé de l’horreur, depuis la sélection selon leur virginité, l’état de leurs dents jusqu’à la couleur de leurs yeux, pour être vendues, revendues, échangées. Face à cette horreur, il y a une jeunesse qui a choisi de cautionner cet esclavage. Et une autre qui a résisté.
Un film de guerre féministe, c’est le premier du cinéma ?
Je me suis laissé portée par mes héroïnes, tout simplement. La guerre est toujours passée sur leurs corps. C’est la première fois en revanche qu’elles sont une arme ! Le fait que les djihadistes se soient eux-mêmes intoxiqués par leur folie misogyne, au point que certains croyaient perdre le paradis s’ils étaient tués par une femme, a fait de leur peur des femmes une arme. Voir des femmes aussi puissantes au Moyen-Orient, terroriser l’incarnation la plus brutale du patriarcat, ce n’est pas rien. C’est une révolution iconographique, un renversement de tous les codes traditionnels.
Ce n’est pas la première fois que des femmes combattent, mais une fois la guerre terminée, on les renvoie à la maison et on les oublie. Pas cette fois, je l’espère. Des films de guerre féministes peuvent y contribuer. On m’a souvent dit, quand je cherchais à monter le film, « il en existe déjà un autre réalisé par une femme ». Il existe au moins cinquante films réalisés par des hommes sur la guerre du Vietnam ! J’espère qu’il y aura au moins cinquante autres films, si possible réalisés par des femmes mais pas seulement, sur une guerre aussi mondiale et symbolique que celle que nous venons de vivre. Qu’on n’oubliera pas le sacrifice de ces combattantes.
Quelle est la situation de ces combattantes actuellement ?
Une partie se bat toujours. Autant les Kurdes d’Irak essaient désormais de panser les plaies suite à l’abandon relatif de la coalition internationale à leur désir d’indépendance, autant les Kurdes de Syrie sont plus que jamais en danger, pris en tenailles entre Bachar El Assad et Erdogan. Le président turc est décidé à nettoyer le sud de sa frontière par des massacres s’il le faut. Des milices djihadistes sous ses ordres n’attendent qu’une consigne pour tuer les Kurdes. D’où l’importance de faire vivre cette mémoire le plus longtemps possible, souvent et partout, qu’on ne vive pas la même chape de plomb sur les exactions à venir que celle qu’on a vue pour Afrin. Que l’attitude affligeante d’un Donald Trump, incapable de savoir pourquoi Nadia Murad, incarnation du martyr yézidi, a eu le Prix Nobel, ne soit plus possible. Ne serait-ce que cette scène surréaliste démontre qu’il faut faire des films sur cette guerre pour ne pas qu’on oublie.
Qu’est-ce qu’on peut te souhaiter pour l’avenir ?
Que le film traverse toutes les frontières. Qu’il inspire des femmes partout. Je suis heureuse à l’idée qu’une avant-première ait lieu en Égypte, au Festival d’El Gouna. De nombreux acteurs du cinéma arabe souhaitent vraiment voir ce film. Contrairement à des paternalistes férus d’exotisme en Europe, ils savent que les islamistes sont l’extrême droite et que le meilleur moyen de défendre le progrès est de leur faire face par la dérision et la créativité.
Une avant-première aura lieu au Kurdistan, puis au Rojava, en présence de vraies survivantes et de vraies combattantes. Ces projections seront plus belles que des tapis rouges. J’ai déjà eu l’occasion de montrer le film à des survivantes yézidies. Ma récompense pour ces trois ans de travail acharné, c’est de voir la lueur dans leurs yeux après le film, celle d’une dignité retrouvée. C’est ma grande récompense. Elle me donne tellement d’énergie pour continuer à avancer. Notre liberté de penser et de créer reste la meilleure arme contre l’obscurité.
Propos recueillis par Marika Bret
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