Nadia Tazi, philosophe et directrice de programme au Collège international de philosophie de 2006 à 2012, explore la virilité dans le monde musulman dans un essai fouillé et passionnant, intitulé Le genre intraitable. La prévalence séculaire du mâle y est décortiquée minutieusement, des temps pré-islamiques à son incidence contemporaine.
Fruit d’un programme de conférences que Nadia Tazi a dirigé au Collège international de philosophie, ce premier ouvrage sur la virilité dans le monde musulman est un livre érudit et intense. L’auteure, constatant que la question des masculinités est souvent ignorée, invite à mieux cerner les origines d’un système de domination au fondement d’un despotisme machiste politique et social.
Aux origines du mâle
« Certes le machisme existe partout, mais il n’a pas la même portée, pas les mêmes sources, pas les mêmes lois. Le virilisme détermine la nature même des gouvernements et explique pour une large part la crise interminable que subissent les peuples musulmans. Comment aborder le problème ? », interroge l’universitaire, sinon au croisement des disciplines – histoire, philosophie, sociologie, anthropologie… – et aux confluents des deux rives de la Méditerranée.
Des temps pré-islamiques au cours desquels les grands nomades chameliers, caste guerrière, assurent la survie du clan dans le désert par l’usage de la guerre voire de la sauvagerie, instituant les deux faces du virilisme – domination et protection – (ce sont ces guerriers qui soutiendront au départ l’épopée conquérante de l’Islam) à l’histoire ottomane et aux fondements théologiques du sujet masculin par le récit coranique de la Genèse, la prévalence de l’homme se construit. « La ruse des femmes est énorme », dit le Coran (12,28) et la doxa de renchérir : elles sont corporéité avant tout, chair exubérante, tentation. À l’image de l’âme qui doit être domptée, elles pêchent par défaut de raison et excès de passion. Ghazali, philosophe d’origine persane, a consacré au 11e siècle un livre entier au mariage. Et ce petit manuel, qui ne manque pas d’aligner des trivialités phallocratiques et prône la domination de l’homme, est encore consulté de nos jours !
Vanité d’un genre qui se cramponne à ses mythologies
Puis l’essai s’ouvre au contemporain. Son territoire n’est autre que la « rue arabe » où les hommes souffrent à la fois des régimes autoritaires qui les écrasent et de la modernité qui les déprécie. Nadia Tazi y pointe les persistances néo-despotiques et examine le terreau sur lequel les islamistes ont fructifié. Ainsi, la stagnation économique et politique se double d’une dépression psychique. « Le viril a perdu jusqu’à sa figuralité, la conviction qui le portait et qui pouvait lui donner fière allure. […] Surinvestissement libidineux, culte réflexe de l’autorité et prestige du pouvoir et de l’argent ; fraternité mâle assortie de forfanteries patriotiques. Le machisme tel que l’illustre aussi une culture de masse globalisée, c’est d’abord le culte narcissique de la force, par la voix, le muscle ou la performance sexuelle. Avec, plus que jamais, d’un côté la jouissance comme sel de la vie et de l’autre le souci constant d’une maîtrise de soi focalisée sur le contrôle des émotions et du corps »…
L’accent est porté sur la mise à distance des femmes. Ce sont elles – toujours au pluriel dans la langue parlée, quand le viril est unique – qui représentent l’interdit et auxquelles il revient de porter l’interdit à travers le voile. Mais la condition des femmes évolue, les filles sortent, accèdent à l’éducation, au travail, à la contraception et le macho s’efforce d’abord de mettre sa vie privée en sûreté. Traversé par le regard d’autrui, celui de la communauté, il veille sur la réputation de « ses » femmes en maintenant une religion extérieure : un voile protecteur et mystifiant… L’idéologie islamiste se placera aux côtés de cet « homme » déchu qu’elle entend relever et purifier. La modernité, en tendant vers l’égaliberté (selon l’expression d’Étienne Balibar), heurte de plein fouet les esprits et les corps, trouble les hiérarchies et, en soutenant l’affirmation individuelle de soi, affole. Le voile devient l’expression de la prévalence communautaire, il s’agit de maintenir une cohésion apparente.
Le viril est tissé d’imaginaire et de semblant
D’un côté, les régimes despotiques détournent de la vie publique. L’homme est à la fois infantilisé, porté à l’obéissance et encouragé à régner sur un territoire réduit au domestique. Rabaissé et enfermé dans les limites de ce que Hannah Arendt appelle la « vie ordinaire », le macho n’est plus virilité que par l’abaissement qu’il opère en retour : à l’endroit des femmes mais aussi des fils et de tous ceux qui, minorés, demandent protection. « Le viril ne suffit pas à produire l’islamisme et le fascisme, mais il les fonde, les prescrit, et jette un pont entre les systèmes autoritaires », analyse Nadia Tazi en abordant tant le régime de Saddam Hussein que celui des mollahs afghans.
De l’autre côté, rien ne vaut un conflit pour affermir tant l’identité que la virilité ; mieux, pour les rendre interchangeables et mutuellement légitimes. Les islamistes insistent sur le rejet voire la négation de l’autre : l’Occident, la femme émancipée, le minoritaire… Comme le dit Simone Weil, « on est toujours barbares avec les faibles », on peut les dominer sans risque, et leur subordination contrebalance le dégoût de soi.
Nadia Tazi, en référence à Anne Dufourmantelle, perçoit l’accueil du féminin comme pouvant contribuer à dissoudre l’injonction viriliste. « Irrésistible, la douceur est défi au fort, résistance aux catégories et aux logiques virilistes, mise en échec de la rudesse et de la violence que l’archaïcité fait peser sur les esprits et sur les corps. […] Travail d’émancipation psycho-politique donc, et choix fondamental de société en vue de créer une citoyenneté digne de ce nom et de se redonner des ressources de civilité et de paix en des temps troublés. »
Hélène Beaufrère
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