J-5. À la répétition de ce soir, appel d’Isabelle : elle ne viendra pas : elle a un gros rhume, et ça s’entend. Les autres préparent leur départ pour le week-end culturel à Paris. Je n’y vais pas, ça tombe le jour des élections municipales. Josy hésite à se désister : la rumeur monte, le coronavirus est réellement en France et il tue. Est-ce bien raisonnable de se trimballer de musées en théâtres à quinze dans le métro parisien ?
J-3. À la fin du marché, je croise Jérôme, Pascal et Marthe qui devaient être à Paris : les musées vont fermer et les théâtres ne sont pas sûrs d’assurer les représentations. Le week-end est annulé. Jean-Luc a proposé qu’on se retrouve tous dimanche soir chez lui pour se consoler. Sur le marché, une ambiance bizarre. Sur beaucoup d’étals, on nous propose des gants pour choisir les fruits et légumes. Peu d’embrassades, les gens se font des saluts à la chinoise.
J-2. Je vais voter dans la petite école maternelle où notre atelier-théâtre se tient le jeudi soir. Au premier abord, à l’entrée, puis dans l’isoloir, on se sent en sécurité. Ça se gâte lorsqu’on arrive devant l’urne. La présidente du bureau de vote s’empare de ma carte d’électeur-malgré ma résistance – sans gants et me tend son stylo pour signer. Évidemment je prends le mien, tout en lui lançant un regard assassin. Le soir, chez Jean-Luc, nous passons tous dans la cuisine nous laver les mains à grande eau savonneuse. La télé diffuse l’intervention du Premier ministre : les établissements scolaires, de la maternelle aux universités, seront fermés dès lundi matin, le télétravail favorisé chaque fois que cela sera possible. Le chef de l’État s’adressera au pays dès lundi soir. Nous sommes heureux de nous retrouver bien qu’il règne une atmosphère fiévreuse.
J-1. Joris m’appelle depuis la Bretagne : il a sauté dans le TGV Paris-Rennes la veille au soir pour rejoindre Virginie : sa mission de consulting se termine dans deux semaines, il la fera en télétravail. Mon fils a entamé un virage à 180° avec sa compagne. Ils ont acheté une grande maison plantée sur deux hectares de terre près de Vitré, en Ille-et-Vilaine. Virginie, qui étaient intermittente du spectacle s’est formée à la permaculture pendant deux ans. Joris, lui, se plaint de son boulot d’informaticien qui l’amène à travailler pour les banques et les grosses entreprises. Il rêve de mettre ses compétences au service de causes qui en valent la peine. Nourri des écrits de Pablo Servigne, il prône la décroissance et l’autosuffisance alimentaire. Avec Virginie, ils ont commencé à planter, à semer et se sont entouré.e.s de poules, moutons et ânes qui vaquent librement dans leurs prés. À 20h, allocution télévisée du Président qui annonce le confinement général à partir de demain en réussissant l’exploit de ne pas prononcer le mot. Il est fort le Président !
Mardi 17 mars, début du confinement. Nous sommes prié.e.s de rester chez nous à partir de midi. C’est la cohue dans les gares et supermarchés. Les rayons de pâtes et de papier hygiénique sont dévalisés en quelques heures. Après tout « c’est la guerre » a dit le Président, qui n’a pas voulu prononcer le mot « confinement ». Le soir, j’appelle Isabelle. Elle est toujours fiévreuse, se plaint de courbatures, tousse. Son médecin pense que cela pourrait être le Covid-19. Il n’y a pas de tests à Arles, il faudrait aller à Avignon. Impensable ! Il lui est conseillé d’appeler le SAMU si elle avait des difficultés respiratoires. Elle est seule avec deux enfants de huit et douze ans. Je propose de lui faire des courses.
C+1. Je passe chez Isabelle prendre une liste de courses. Mon imprimante est en panne, je recopie donc à la main deux attestations, l’une disant que je me rends chez une personne vulnérable, l’autre que je vais faire des achats de première nécessité, le supermarché et la maison d’Isabelle étant à l’opposé. Le soir, j’ai une longue conversation WhatsApp avec mon amie Eugénie. Elle travaille actuellement au Maroc pour la revue francophone Tel Quel. Le virus est arrivé dans le royaume et le confinement est déclaré. Seule, loin des siens, elle se sent doublement isolée. Elle ne sait pas si elle reste pour télétravailler ou si elle prend un avion pour la France pendant qu’il est encore temps.
C+5. J’enrage de ne pas pouvoir utiliser l’imprimante. Le réparateur est fermé, évidemment. Je repense aux gestes qu’il a fait la dernière fois : il l’a retournée, et un stylo – qui n’était pas à sa place – s’est échappé ! Je dégage la pile de journaux qui encombre mon engin, et je le retourne : miracle ! Un crayon noir tombe à terre. Très en forme, ma machine et moi nous imprimons une dizaine d’attestations de sortie. J’en remplis une immédiatement décrétant ma promenade d’une heure dans un rayon d’un kilomètre. Je croise ma voisine qui fume sur le pas de sa porte. Cette dame et son mari n’ont ni portable ni ordinateur. Je propose de leur imprimer des attestations.
C+6. Un message d’Eugénie : elle a pu rentrer en France, elle est à Lyon dans sa famille. C’est dimanche, il fait beau, un seul chat dans les rues : le mien, qui se rit du confinement.
C+7. Toujours pas de courrier.
C+10. Aujourd’hui, je devais partir en Bretagne… Je pense au film L’armée des douze singes, remake du chef d’oeuvre La jetée de Chris Marker ; il est question d’un virus qui décime la population humaine. Quelques rescapés vivent sous terre. C’est de la science-fiction, bien sûr.
C+11. Je passe voir Nathalie. On s’installe devant chez elle, moi sur le banc, elle sur un tabouret qu’elle a sorti. Nous papotons à distance en sirotant un soda.
C+14. Dans le magazine Elle numéro 01648, parmi les pubs de produits de beauté, les pages « mode » avec de longs mannequins anorexiques et décharnés, une petite pépite : une tribune sur deux pages du médecin-écrivain Martin Winckler : « Pour les soignantes » dans laquelle il magnifie les femmes et il s’insurge sur le fait que « les femmes qui soignent ne soient toujours pas traitées comme égales des hommes ».
C+15. C’est reparti pour de longues semaines de confinement ! Le Président a dit : « Le jour d’après ne sera pas comme le jour d’avant. » C’est-à-dire ? Est-ce qu’on laissera les canards se balader sur le périphérique ou devant la Comédie française ? Est-ce que les avions resteront à terre et les voitures au garage ? Est-ce qu’on honorera autant les soignant.e.s, les auxiliaires de vie, les caissières ? Ou bien serons-nous invité.e.s à nous serrer la ceinture, à cracher au bassinet pour enrayer la crise économique, à partir à la retraite à 70 ans, en braves petits soldats de la guerre « d’après » ?
C+18. Je m’enquiers auprès de mon pharmacien de ce qu’il en est pour le quartier de contacts de femmes victimes de violence. Il est au courant et a été approché par une cliente proposant d’héberger une femme victime dans sa chambre d’amis, et par une association psychanalytique locale lui ayant fourni une liste de consultant.e.s psy prêt.e.s à aider les femmes victimes de violence. Bien qu’étant toute acquise aux soins psy, et en particulier dans les cas de stress post-traumatique, j’essaie de décrire la situation d’urgence dans laquelle se trouve une femme victime qui s’adresse à un tiers censé l’aider en urgence. Il note mes coordonnées téléphoniques, et je lui donne une affichette au logo et avec les coordonnées de Femmes solidaires avec tous les numéros d’urgence. Il me demande de lui envoyer un mail résumant l’action de l’association avec l’affichette et propose de rebasculer le mail, via le syndicat des pharmaciens, à tous ses collègues arlésiens.
C+19. Je commence ma tournée des supérettes du centre-ville avec mon affichette. Les responsables la mettent en bonne place avec empressement. Le Monde titre sur les dettes colossales des États. À combien les États estiment-ils une réanimation qui se termine bien ?
C+21. Je vais prendre des nouvelles de Chantal. Elle confine prosaïquement. Nous nous parlons sur le pas de la porte, à bonne distance. Puis j’entame la tournée des hypermarchés avec mon affichette. Un peu difficile avec le directeur de Casino qui me brandit une affichette maison élaborée suite aux prescriptions de Marlène Schiappa. Cette affichette formatée aux normes de Casino est sur le même graphisme que leur affichage administratif que personne ne voit. Je n’insiste pas et je me rends au local de gestion de la galerie marchande. Là, après avoir exposé ma quête, j’assiste au dialogue téléphonique du responsable de la galerie (fermée) et de la directrice régionale. Cela dure… Il acquiesce, et il note. Je crains le pire. Mais non ! Après avoir raccroché, il me fait part des endroits où afficher notre papier que lui a conseillés la directrice. Et nous voilà partis pour une bonne demi-heure dans la galerie marchande désertée. Arrivés aux toilettes publiques, il insiste pour mettre, une affichette dans chaque cabine des toilettes des femmes. À la fin, il me demande des affichettes supplémentaires pour en remettre au cas où elles seraient arrachées par des hommes « mal intentionnés ».
C+22. Nous sommes le 7 avril, date commémorative du déclenchement du génocide des Tutsi au Rwanda. Le pays est confiné depuis le 21 mars. Les commémorations publiques sont annulées. On imagine l’angoisse des rescapés, qui ne peuvent ni se retrouver, ni aller se recueillir sur les lieux des massacres.
C+23. Dans Charlie Hebdo de la semaine, le médecin-chef de la Maison d’arrêt de la Santé témoigne de l’enfermement accru des prisonniers, sans promenade, sans visite.
C+24. Je vais à ma consultation à Nîmes, dans la poche mon attestation dûment remplie. Sur l’autoroute, aucune autre voiture, seuls quelques camions. À Nîmes, les parkings sont aux trois quarts vides, les boutiques fermées, à l’exception des supérettes et des boulangeries. Personne dans les rues. En revenant sur Arles, direction la distribution alimentaire du Secours populaire. Le président local m’informe que les demandes ont augmenté de 40 % depuis le confinement.
C+25. La Provence titre « Macron, 3 heures chez Raoult », le cirque chloroquine continue ! Je commence à recevoir du courrier… qui date.
C+26. Vidéo-conférence de rédaction par Zoom.
C+27. Échanges vidéo par WhatsApp avec Delphine qui est à Tempa en Californie. Le gouverneur de Floride a été long avant de prendre des mesures. Le maire de Tempa a décrété le confinement deux semaines après la France, avec la fermeture des écoles, des facultés. Les gens continuent de travailler en respectant une distance de 6 pieds (1,80m) entre eux. Seuls les magasins d’alimentation, de bricolage et les pharmacies sont ouverts. Les gens ne peuvent pas se rassembler à plus de dix. La ville étant située dans une baie à 20 km de la mer, le shérif a autorisé les sorties en bateau. Le couvre-feu a été déclaré de 21h à 5h du matin. Il y a actuellement 819 cas de Covid déclarés et 17 morts à Tempa. Pour la Floride, 21 628 cas et 571 décès, les plus atteints étant les habitants de Miami. Delphine continue de courir tôt le matin afin de ne croiser personne.
C+28. À la télé, le Président annonce un déconfinement pour le 11 mai, avec une reprise progressive de l’école et des activités économiques. Les « aînés » sont priés de rester confinés.
25 jours avant le déconfinement annoncé. C’est jeudi, je vais à Trinquetaille voir Isabelle qui s’est complètement remise. Elle me propose une balade sur la digue, le long du petit Rhône. Louis, son petit dernier, nous accompagne, heureux de gambader dans la nature. Il est beaucoup plus agréable de marcher ensemble que de se parler sur le pas de la porte.
D-24. Daniel Bevilacqua est mort ! Mais les chansons de Christophe restent. C’était un fabuleux musicien, un faiseur de mots bleus…
D-21. Dans le courrier qui s’égrène deux fois par semaine depuis peu, je reçois enfin Clara-Magazine !
D-20. Aujourd’hui, je devrais être à Bagnols-sur-Cèze pour intervenir sur « Femmes et laïcité ». C’est un peu surréaliste de voir défiler sur mon agenda les rendez-vous auxquels je n’irai pas.
D-18. Je me fais une autorisation de sortie d’une heure. Je commence par aller nourrir Sibylle la chatte de Nathalie (laquelle est partie quelques jours à La Ciotat voir sa mère qui est souffrante). Je flâne ensuite sur les quais du Rhône.
D-15. Des nouvelles du Rwanda. Le 25 avril, le pays comptait 176 cas de Coronavirus. Depuis le 21 avril, le port du masque est obligatoire dans l’espace public. Les masques sont en vente à 1 000 francs rwandais (environ 1 euro). Le pays a commencé à fabriquer ses propres masques qui seront mis en vente pour 500 francs (50 centimes). Le ministère de la Santé a pris les choses en main : on remonte les contacts des personnes positives afin qu’elles soient testées. Tous les cas positifs sont hospitalisés. Des centres de traitements du Covid sont implantés dans les hôpitaux. Beaucoup de personnes qui travaillaient à la journée sont à présent sans ressources. Elles sont aidées au niveau des umugudu, qui correspondent à un découpage administratif au plus près des gens, tel un quartier dans les villes, ou un village en campagne (de 100 à 200 familles). Riz, haricots, farine de maïs sont tirés de la réserve nationale créée pour les cas de famine et les plus riches sont priés de faire des dons collectés par le responsable de l’umugudu qui redistribuera aux plus pauvres.
D-14. Rwanda : témoignage d’un rescapé, pendant le confinement : « Nous voilà confinés comme en 1994. Mais cette fois, c’est différent, c’est à cause d’un virus qui infecte le monde entier. Il se répand aussi rapidement que le feu des maisons incendiées sur les collines ou que les cris des innocents que nous entendions lorsque nous étions cachés dans la minuscule maison de la voisine. Mais, contrairement à ce qui se passait en 1994, l’État prend soin des plus démunis. Nous avons à lutter contre deux virus : le Covid-19 et le virus du négationnisme avec des fake news à propagation rapide de ces bourreaux qui utilisent le net pour raviver nos blessures, en cette période de Kwibuka. »
D-11. Premier mai. Aujourd’hui, n’est pas un jour comme les autres : c’est un jour de fête, un jour fleuri de muguet, un jour de foule où l’on se mélange gaiment en chantant des hymnes de lutte, en défilant main dans la main dans toutes les villes de France et d’ailleurs… Il est loin le temps du muguet ! Je ne sors pas aujourd’hui ! C’est trop triste. Je procrastine comme une adolescente… Je suis en retard pour rendre mon papier à Clara-Magazine. J’imagine que je ne suis pas la seule. Je me sens coincée, inutile. Et tout à coup me vient une idée : pourquoi ne pas en rire et partager l’absurdité de la situation ? Je répète une ou deux fois et je me lance dans une courte vidéo « retour de manif’ sous Covid-19 » et je la mets en ligne. Je me sens mieux. Je me remets au travail.
D-9. Samedi, jour de marché sans marché ! En fin de matinée, je vais à la camionnette stationnée au coin de la rue chercher les fruits et légumes que j’ai commandés. C’est la galeriste de la rue de la Roquette qui livre les commandes de fruits et légumes de son voisin, qui fait de l’agriculture raisonnée. La Provence donne les derniers chiffres du Covid pour Arles : 51 patients hospitalisés, dont 25 sont rentrés à la maison et 14 sont décédés. 12 étant actuellement encore hospitalisés.
D-8. Les mesures du déconfinement sont tombées : nous serons autorisé.e.s à nous déplacer sans attestation, mais pas plus de cent kilomètres. Apparemment la région est en zone verte sur la carte du déconfinement. Nous serons tous privés de vacances, de loisirs et de paysages (le littoral toujours interdit) les petits à l’école avec des maîtres masqués, encouragés à nous déplacer munis de masques et de gel pour aller au travail, ce sera métro-boulot-dodo ! Les futurs mariés sont invités à se rhabiller ! Aucun rassemblement de plus de dix personnes. Suite à la levée de boucliers, les « aînés » sont autorisés à se déconfiner, à leur risques et périls. Pour ce qui est des Festivals d’été, il n’y aura ni photos, ni films, ni théâtre, ni musique nulle part en France. J’essaie d’imaginer l’été à Arles, sans les Rencontres de la photographie, sans le festival de musiques du monde Les Suds, sans la semaine consacrée à l’Arles antique Arelate, sans les courses camarguaises aux arènes. Le pèlerinage des gens du voyage aux Saintes-Maries-de-la-mer annulé, les cafés et restaurants en berne, aucun touriste, les Arlésiens, tenus à ne pas rouler plus de 100 km, se précipiteront tous à Piémençon, la plage d’Arles, distante de 40 km, en respectant la distance de 1,50 m. Heureusement, cette plage s’étend sur plusieurs kilomètres.
D-7. Je m’interroge sur les moments que nous vivons et peut-être les leçons à en tirer. Localement, comme partout ailleurs dans les villes et les campagnes, sont nés des mouvements de solidarité envers les soignants et les plus démunis. À quel niveaus’exerce la démocratie ? Est-ce que l’absurdité de cette démocratie centralisée à l’extrême ne poserait pas question ? L’idée de démocratie n’est-elle pas née à partir de petites cités ? Que dire d’un élu qui se présente en chef de guerre d’un État comme la France ? Lors des dernières élections municipales – inachevées –, partout dans les villes ont fleuri des listes ou les termes « ensemble », « en commun », apparaissaient comme essentiels. La « démocratie participative » était quasiment de tous les programmes. N’y aurait-il pas un pléonasme dans cette formule ? Il s’agirait donc d’un gouvernement du peuple participatif ? Il me semble que si des élus et des citoyens ont trouvé cette formule, c’est que le gouvernement du peuple ne gouverne plus vraiment avec le peuple, et qu’il y a une aspiration à revenir aux bases de la Démocratie. Mais attendons la suite…
Anne Godard
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