La crise sanitaire, politique et économique due au coronavirus a causé des centaines de milliers de morts à travers le monde, confiné la moitié de l’humanité et est amenée à se prolonger dans les mois et les années qui viennent. En première ligne face à la crise, les professionnel.le.s du soin sont devenu.e.s des héros et héroïnes. Pourtant, les monstres auxquels elles et ils ont dû se confronter n’ont rien de mythologique. Que désigne vraiment l’héroïsme ?
Un héros ou une héroïne est à la fois une construction littéraire et un vestige mythologique. Dans la mythologie grecque, un héros est un demi-dieu qui se démarque par sa bravoure et ses qualités exceptionnelles. Ce n’est pas un hasard si les nombreux films et séries évoquant les aventures de super-héro.ïne.s reprennent le caractère surnaturel ou autrement exceptionnel des héros et héroïnes : ce ne sont pas des humains comme les autres. Les qualités singulières qui les distinguent sont justifiées par l’ampleur des épreuves que les héro.ïne.s doivent affronter. Il est toutefois intéressant de constater que les personnels soignants que l’on appelle aujourd’hui des héros et des héroïnes sont eux et elles, tout à fait humains. Que dit-on de leur humanité, et de la nôtre, en les plaçant sur un tel piédestal ?
L’héroïsme est un bâillon
Les héro.ïne.s que nous choisissons racontent notre histoire plus que la leur. De quoi avons-nous peur, qu’est-ce qui nous dépasse et qui choisissons-nous pour y faire face ? Car c’est là leur rôle premier : les héro.ïne.s nous protègent et nous défendent. En échange de cette protection, ils bénéficient d’une reconnaissance générale de leurs protégé.e.s. Cette reconnaissance a des conditions : le héros ou l’héroïne ne peut pas être clivant.e, exprimer une opinion politique controversée ou se plaindre. La notion d’héroïsme dépolitise le combat des individus derrière le mot : elle réduit l’individu à son sacrifice (qu’il soit consenti ou non). Appeler quelqu’un un « héros » ou une « héroïne », c’est le ou la désigner par son sacrifice. Le sacrifice est alors perçu comme une fatalité qui confronte le héros ou l’héroïne à son destin et l’accomplit en même temps. Qui peut se plaindre du destin et à quelle fin ?
À bas le déterminisme
De destin, il n’y a pas. La crise sanitaire nous a confronté.e.s à des morts qui étaient évitables : des équipements adéquats et en quantité suffisante, à disposition immédiatement, auraient pu protéger les personnels soignants. Une prise en compte plus précoce de l’ampleur de la crise aurait pu sauver des vies. Des décisions ont été prises et ces décisions politiques ont eu des conséquences. Les soignant.e.s alertent depuis des années sur la destruction de l’hôpital public et s’opposent à l’indifférence voire au mépris politique. Je ne sais pas s’il était possible ou pas de prédire cette crise : je sais qu’il était possible de mieux s’y préparer. Cette réalité doit nous interpeller : nous avons envoyé.e.s des soignant.e.s se sacrifier pour notre santé parce que, collectivement, nous ne les avons pas entendu.e.s et protégé.e.s quand elles et ils nous le demandaient. Les personnes que nous avons élu.e.s pour nous représenter ont détruit l’hôpital public en notre nom et avec nos votes. Les armes de nos héros ont été détruites, nos moyens de les produire également et nous les avons envoyé.e.s risquer leur vie pour notre protection.
L’héroïsme ou la vie ?
Je pense à l’histoire du héros grec Achille : demi-dieu (sa mère est une nymphe), il a le choix à l’adolescence entre une vie courte qui entrera dans la légende et une longue vie anonyme. Achille choisit la gloire, prend part à la Guerre de Troie et, s’il perd notamment celui qu’il aime en la personne de Patroclus, accomplit son destin en mourant jeune. Achille a le choix entre l’héroïsme ou la vie, mais ce choix est conditionné à la mémoire de son geste. Le prix de l’héroïsme est la vie. Dans L’Espoir, André Malraux écrit : « Il n’y a pas de héros sans auditoire. » C’est bien notre mémoire du sacrifice héroïque qui fait le héros ou l’héroïne. L’histoire que l’on en retient, transmet, est celle de la construction d’un mythe parfois très éloigné de la vérité. Que sont ceux et celles qui refusent le destin du héros ? Que deviennent celles et ceux qui survivent ?
Vivre après l’héroïsme
On pourrait faire un parallèle entre la situation actuelle des personnels soignants et celle de nos camarades de Charlie Hebdo. Depuis l’assassinat de dix membres de l’équipe et de deux policiers le 7 janvier 2015, les membres de l’équipe (remplacer par « du journal » ?) doivent travailler dans un bunker et bénéficier d’une protection policière accrue pour pouvoir continuer à exercer leur liberté d’expression et de la presse sans être tué.e.s. La société, dans son ensemble, et les politiques acceptent qu’aujourd’hui un journal doive être réalisé dans de telles conditions. Pire, certains osent justifier ces conditions en accusant Charlie Hebdo d’un excès de liberté. Le piédestal aura été bancal et de courte durée pour la rédaction de Charlie, bien vite désertée par certains soutiens après les attentats.
Que signifie manifester « Je suis Charlie », ou applaudir aux fenêtres tous les soirs si c’est pour rejeter ensuite celles et ceux que l’on encensait dans la cage aux lions ? Quelle société envoie des journalistes risquer leurs vies pour maintenir une presse libre ? Qui défendra les héro.ïne.s, qui les protégera d’un autre « sacrifice » évitable ?
L’illusion du choix sacrificiel
Le mythe du héros ou de l’héroïne repose sur son choix. Il ou elle choisit de se confronter à son destin. Il faut pourtant le dire : le sacrifice de nos héro.ïne.s n’est pas un choix, pas vraiment. Personne ne devient soignant.e ou journaliste pour risquer sa vie. Pourtant, confronté.e.s à la responsabilité de morts évitables, combien ont préféré répondre « ils ont choisi ce métier / mérité ce qui leur arrivait ». Je ne crois pas qu’on devienne soignant.e pour être exploité.e, sommé.e de faire du chiffre. Je ne crois pas que l’on fasse du dessin de presse ou du journalisme pour être tué.e. Le fait que cela arrive – que collectivement, nous laissions cela arriver – doit nous interroger et nous remettre en cause. Pensons-nous donc qu’il soit impossible de faire autrement ? Pourquoi se réjouir que d’autres aient pu supporter – et continuent de le faire – l’insupportable ?
La crise, comme la réponse, sont politiques
Le premier monstre auquel nos héro.ïne.s soignant.e.s aient dû faire face est celui de la destruction systématique du système de santé français : fermeture de lits d’hôpital, tarification à l’acte, pression accrue pour faire de la santé une affairerentable au détriment des soignant.e.s et des patient.e.s. Tuer ce monstre n’est pas très difficile : la France a besoin d’un plan massif de redistribution des richesses. L’hôpital a besoin de moyens. L’école, la justice ont besoin de moyens. Les moyens existent : le rétablissement de l’ISF pourrait à lui seul générer 10 milliards d’euros de bénéfice par an. Imaginez s’il était rétabli et augmenté ? Prétendre qu’il n’existe aucun autre choix, c’est tenter de faire accepter l’inacceptable.
Le véritable pouvoir tient en trois lettres : il suffit de dire non. Non, nous ne voulons pas d’une société qui exploite ses membres, qui restreint leurs droits, qui les laissent à la merci des franges les plus extrêmes de la population. Non, nous ne voulons pas d’une société qui récompense les éternels vainqueurs. Les entreprises qui dégagent des bénéfices record pour leurs actionnaires tout en licenciant doivent être punies, financièrement. L’idée que la situation est inextricable, que rien ne peut être fait, que tout cela est la faute de l’Europe sont des mythes politiques : nous, citoyen.ne.s faisons la société. Une autre société est possible, un autre monde.
Moins de héroi.ïne.s, plus de citoyen.ne.s
À l’heure où nous imaginons un « monde d’après », je formule un voeu : celui d’un monde où plus personne n’a besoin d’être sacrifié. Je ne veux plus de héro.ïne.s ou de martyrs. Quelle société a besoin de héro.ïne.s ? Une société en proie à des monstres. Et si nous étions toutes et tous des citoyen.ne.s ?
Gwendoline Coipeault
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