Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir – Deux combattantes unies pour la justice et la liberté des femmes

À vingt-trois ans, en 1949, Gisèle Halimi découvre, comme tant d’autres femmes de par le monde, Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir tout juste paru avec, écrit-elle, « un mélange d’émerveillement et de stupeur. Car c’était vraiment incroyable : un livre mettait des mots sur mon vécu, ma révolte initiale, mon indignation permanente concernant l’indépendance et l’humiliation des femmes. » Son féminisme n’avait été qu’intuitif et grâce à la lecture de cet essai, Gisèle Halimi allait se lancer dans cette grande aventure de la défense des droits des femmes, rejoignant ainsi Simone de Beauvoir, de dix-huit ans son aînée.

C’est en 1958 qu’elle déjeune enfin avec Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre à La coupole. À compter de ce jour, les deux combattantes vont se croiser : « Elle était très fiable, vraie à tout moment ; et je savais désormais que je pouvais compter sur elle. » Cet engagement va se concentrer sur plusieurs enjeux politiques marquants du XXe siècle : la guerre d’Algérie, la guerre du Vietnam, le MLF en 1970.

La lutte pour l’indépendance de l’Algérie, l’affaire Djamila Boupacha

La guerre d’Algérie bat son plein, avec ses lots d’attentats, tant en métropole qu’en Algérie. Djamila Boupacha, combattante pour l’indépendance de son pays, est accusée de terrorisme. Gisèle Halimi veut rencontrer le plus vite possible celle qu’elle est prête à défendre. Le premier voyage à Alger est difficile. Gisèle Halimi n’a obtenu que 48 heures et n’a pu rencontrer la jeune femme, emprisonnée, que très rapidement. Pas suffisant pour préparer un procès. L’avocate a réussi à lui inciter confiance, la rassurer, et à faire reporter le procès d’un mois. Elle a même réussi à persuader la jeune algérienne de porter plainte.

Pour rendre public la cause de cette jeune femme, Gisèle Halimi a besoin que Simone de Beauvoir écrive un article dans la presse pour exiger une enquête. Elle accepte, comme elle le fera par la suite pour nous soutenir, nous les féministes du MLF, dix ans plus tard. Son article dénonce avec précision la torture, les violences qu’a subies Djamila Boupacha. Le journaliste du quotidien Le Monde s’en inquiète, exerce une pression sur Simone de Beauvoir pour modérer son choix des mots, déclarant que le quotidien « avait de graves présomptions contre elle. » Simone de Beauvoir réplique : « Ça ne justifie pas qu’on lui ait enfoncé une bouteille là où vous savez. » Il insiste encore, pour remplacer le mot « vagin » par « ventre ». Elle refuse. Il veut une périphrase plutôt que d’écrire que « Djamila était vierge ». Nouveau refus. Gisèle Halimi négocie de remplacer le mot « vagin » par « ventre », ce qui rend Simone furieuse. Mais tout le monde comprend l’allusion, et les autres mots sont publiés entre guillemets. Simone de Beauvoir recevra de nombreux courriers de soutien à son article.

Gisèle Halimi retourne à Alger mais est refoulée. Le tribunal, ayant pris connaissance du bruit causé par l’affaire en métropole ainsi que de l’article de Simone de Beauvoir, n’ose pas juger Djamila Boupacha en l’absence de son avocate. Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir veulent obtenir le dessaisissement des tribunaux d’Alger. Dans cet objectif, l’accord du ministre de la Justice d’alors est nécessaire. Il est en effet le seul habilité à demander le transfert du procès à la Cour de cassation. Les deux combattantes obtiennent de le rencontrer. Elles sont accompagnées de deux grandes figures de la Résistance, toutes deux anciennes déportées, Germaine Tillion et Anise Postel-Vinay. Le ministre les reçoit très sèchement, mais ne remet pas en cause les tortures que Djamila Boupacha a subies. L’après-midi, à la suggestion du ministre, elles ont un entretien avec son conseiller, méprisant à l’égard de Simone de Beauvoir qu’il accuse d’avoir commis un délit en divulguant la plainte : « Votre Djamila m’a fait mauvaise impression… Ces officiers sont si gentils… » Germaine Tillion et Alise Postel-Vinay s’indignent : « Comprenez, ajoute le conseiller, si on ne laissait pas un peu de marge aux militaires, il ne serait plus possible de sortir dans les rues d’Alger. » – « Autrement dit, vous justifiez la torture ! », réplique Gisèle Halimi. Le conseiller conclut sur Djamila Boupacha, après avoir défendu une nouvelle fois l’usage de la torture : « Elle se prend pour Jeanne d’Arc ! » – « À vingt ans, en 1940, nous avons été nombreuses à nous prendre pour Jeanne d’Arc. », réplique Anise Postel-Vinay. Finalement, ces démarches réussissent. À la fin du mois de juillet, Djamila Boupacha est transférée à Fresnes et un juge de Caen est chargé de l’affaire.

Cela ne s’arrête pas là. Gisèle Halimi écrit un ouvrage relatant jour après jour l’enquête, le procès, les interventions de Simone de Beauvoir et d’elle-même. Simone de Beauvoir accepte d’en rédiger une préface et de cosigner le livre. En voici les premiers mots : « Gisèle Halimi ne prétend pas, en racontant cette histoire, toucher des cœurs définitivement rétifs à la honte s’ils n’en sont déjà submergés… L’intérêt majeur de son livre, c’est qu’il démonte, pièce par pièce, une machine à mensonges si parfaitement agencée et qu’à peine a-t-telle laissé filtrer, pendant ces sept années, quelques vérités. Que de fois je me suis heurtée à cette réponse : “Tout de même, si c’était aussi courant, ça se saurait !” Mais justement, pour être aussi courant, pour être aussi affreux, aussi énorme, il fallait que cela ne se sût pas… L’entêtement d’une avocate, la fierté de la plaignante, une conjoncture favorable, le courage professionnel d’un juge, ont permis de soulever le rideau de nuit et brouillard qui protège l’horreur routinière d’une guerre subversive… Grâce à ce livre, la vérité vous attaque de partout, vous ne pouvez plus continuer à balbutier : “Nous ne savions pas…” Et, sachant, pouvez-vous feindre d’ignorer ou vous borner à quelques inertes gémissements ? J’espère que non. »

Le livre Djamila Boupacha sort alors que Jean-Paul Sartre, le mathématicien Laurent Schwartz et des intellectuels de gauche sont victimes d’attentats de l’OAS, l’Organisation de l’armée secrète, d’extrême-droite opposée à l’indépendance des colonies. Simone de Beauvoir s’attend au pire, avec raison. Elle et Sartre avaient déjà dû quitter leurs appartements et se réfugier vers une adresse tenue secrète. Elle raconte : « Le lendemain du jour où parut le livre sur Djamila Boupacha – que j’avais fini par signer avec Gisèle Halimi pour en partager la responsabilité – je passai chez moi récupérer mon courrier. Mes concierges n’avaient pas fermé l’oeil, ils avaient reçu un coup de téléphone : “Attention ! Attention ! Simone de Beauvoir va sauter cette nuit.” » La police refusa de lui accorder une protection. Ce sont des jeunes militants qui, installés chez elle, guettaient à la porte, veillaient la nuit. Ils virent souvent des voitures suspectes : « C’est sûrement grâce à eux que la maison fut épargnée. » Djamila Boupacha sera plus tard amnistiée dans le cadre des accords d’Évian. La pugnacité de Simone de Beauvoir et de Gisèle Halimi aura sauvé la vie de cette militante de l’indépendance algérienne.

Deuxième combat commun, la guerre du Vietnam, ses horreurs et le tribunal Russell

Depuis 1961, à l’initiative du président Kennedy, puis de son successeur Lyndon Johnson, la guerre du Vietnam connaît son lot d’horreurs. Tandis que les bombes au napalm brûlent les villages vietnamiens, leurs habitants, de nombreux intellectuels, en particulier en Europe, et la jeunesse étudiante, s’émeuvent et se révoltent. Les images à la télévision sont terribles. Il s’agit de la première guerre montrée chaque soir dans les télévisions du monde entier.

Dans ce contexte de protestation, en 1966, Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi se retrouvent sur une autre cause, celle de dénoncer les ravages des troupes américaines sur les Vietnamiens. Avec le philosophe anglais Bertrand Russell, plusieurs intellectuels français et étrangers décidèrent de monter un tribunal d’opinion pour dénoncer la politique des États-Unis au Vietnam. Il y eut deux sessions du tribunal en 1967. Le tribunal ne peut se tenir en France, comme Jean-Paul Sartre, président du tribunal, l’avait demandé à Charles de Gaulle, alors président de la République. Celui-ci n’en accordera pas l’autorisation. La première session a lieu à Stockholm, la deuxième au Danemark. Sur vingt et un membres du tribunal, deux sont des femmes : Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi.

Gisèle Halimi avait accompli un travail énorme d’enquête sur les actions des militaires américains au Vietnam auquel l’autrice du Deuxième sexe a tenu à rendre hommage : « Gisèle Halimi s’était rendue en Amérique ; la gauche lui avait fourni d’importants documents dont elle nous a communiqué le contenu : des journaux, des revues, un livre sur le village de Ben-Suc que les troupes américaines avaient entièrement rasé après avoir tué quelques hommes et déporté toute la population. Elle avait recueilli au magnétophone des témoignages d’anciens combattants américains. L’ensemble constituait un réquisitoire écrasant. Elle avait aussi amené trois témoins qui sont venus devant le Tribunal. »

Certains sont des anciens soldats américains, la mémoire hantée par les horreurs auxquelles ils avaient dû participer ou voir. Simone de Beauvoir se souvient également de deux Vietnamiennes qui avaient été torturées et qui ont décrit, jusqu’à l’insoutenable, les tortures subies dont elles souffraient et allaient souffrir leur vie durant.

Le moment arrive de déterminer quel serait le verdict du Tribunal. Peu à peu ils furent tous convaincus qu’il fallait condamner symboliquement les États-Unis pour génocide même si, au début, Gisèle Halimi n’y était pas favorable. Lors de la dernière séance publique, lorsque la salle, bondée, entend le verdict, il y a des applaudissements et des embrassades. La tenue du Tribunal Russell inspirera, des années plus tard, d’autres personnes engagées contre des dictatures, des assassinats. Dans cet esprit, Simone de Beauvoir nous incitera ainsi, nous les féministes du MLF, à tenir les 12 et 13 mai 1972 un « Tribunal de dénonciation des crimes contre les femmes » qui eut lieu deux jours durant à la Mutualité devant cinq mille personnes, sous les applaudissements, et où des femmes anonymes et émues, soutenues par Simone de Beauvoir à leurs côtés, racontèrent leurs avortements clandestins réalisés dans les pires conditions.

Les dimanches chez Simone de Beauvoir pour changer la condition des femmes

Dès octobre 1970, nous nous retrouvons le dimanche à 17h, une dizaine de femmes avec Gisèle Halimi, l’actrice Delphine Seyrig, Anne Zelenski-Tristan, Monique Wittig, Liliane Kandel, Cathy Bernheim, Maryse Lapergue, chez Simone de Beauvoir, au 11 bis rue Schoelcher, face au cimetière Montparnasse. Dans l’esprit de 1968, encore vivace, nous sommes pleines de fougue, d’imagination, assises sur les deux sofas jaunes de l’autrice du Deuxième sexe. Les échanges sont vifs, car Simone de Beauvoir nous bombarde de questions, d’idées, et attend de nous une réponse aussi rapide que sa propre élocution. À soixante-deux ans, la philosophe est d’une vitalité époustouflante.

Gisèle Halimi détonne dans cette ambiance, à la voix plus douce mais aux propos aussi fermes. Simone de Beauvoir se souvient du scandale qu’avait suscité la publication du Manifeste des 121 appelant en septembre 1960 à l’insoumission des soldats français en Algérie, signé par elle-même, Jean-Paul Sartre et Gisèle Halimi. Alors que le mot « avortement » est très peu prononcé, et même tabou, il s’agit par notre Manifeste, d’obliger la société française à affronter la réalité des avortements illégaux. En avril 1971, après d’âpres négociations avec les journaux, le Manifeste des 343 femmes déclarant avoir eu un avortement, est publié dans Le Nouvel Observateur, suscitant un scandale énorme. Nombre d’entre nous sont menacées, certaines expulsées de leurs familles. Gisèle Halimi est là pour nous défendre en cas de besoin, et Simone de Beauvoir également.

Le procès de Bobigny

Un autre dimanche chez Simone de Beauvoir, Gisèle Halimi nous parle d’une mère célibataire, Marie Chevalier, qui travaille à la RATP, et a aidé sa fille, Marie-Claire, violée à 16 ans, à avorter clandestinement. Aussitôt après, le jeune homme est allé dénoncer Marie-Claire à la police. Les trois femmes, la mère, la fille et la femme ayant pratiqué l’avortement, sont arrêtées. Scandalisées, nous avons aussitôt discuté d’une stratégie, ce qui donne lieu à des discussions très vives entre Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi. Notre amie avocate entend faire venir des personnalités pour témoigner, alors qu’avec la philosophe nous pensons qu’il faut aussi que des femmes anonymes témoignent. Finalement, des personnalités, dont le professeur Jacques Monod, prix Nobel de médecine, le professeur Milliez, Simone Iff, présidente du Planning familial, les actrices Delphine Seyrig et Françoise Fabian témoigneront.

Mais comment faire pour que le public se sente concerné par ce procès ? Nous décidons d’organiser, quelques jours avant le procès, une manifestation à 18h30 place de l’Opéra, afin de bloquer la circulation et d’obliger les médias à en parler. Nous marchons sur la place avec des enfants, des ballons, des bébés, et nous crions avec des slogans féministes notre colère contre ce procès indigne lorsque nous entendons des vrombissements. Des motos surgissent des rues avoisinantes, conduites par des policiers qui foncent dans la foule, matraquent les femmes et les enfants dans des hurlements affreux. Nous nous enfuyons avec certaines d’entre nous blessées, traumatisées. Notre manifestation pacifique a tourné au cauchemar. Au fiasco, croyons-nous. À tort. Le lendemain, le journal Le Monde publie en dernière page, en encadré un article accablant sur le comportement violent de la police. Aussitôt, tous les médias reprennent l’information et désormais, comme nous l’espérions, le procès est au cœur de l’actualité.

À Bobigny, où Simone de Beauvoir doit témoigner en dernier, nous n’arrivons pas entrer dans la salle du tribunal. Finalement, le jeune policier près de la porte me laisse passer, me chuchotant : « Vous savez, ce n’est pas parce qu’on est face à vous, qu’on est contre vous. Nous aussi, nous avons des femmes dans notre vie. » La salle est déjà pleine de policiers en imperméable gris, ressemblant tous à l’inspecteur Colombo, en moins sympathique. Aussitôt, lorsque les juges entrent, une vérité nous saute à la figure. Des hommes, que des hommes, jugent des pauvres femmes. Ces magistrats se révèlent méprisants et odieux lors de tous les témoignages. Mais voilà qu’arrive, après deux heures de procès et de fort mauvaise humeur, Simone de Beauvoir. Les juges rougissent, baissent les yeux dès qu’elle commence de s’exprimer. Assise sur une chaise, elle lève la tête vers eux, avec insolence et colère, et leur fait la leçon : « On exalte la maternité parce que la maternité c’est la façon de garder la femme au foyer et de lui faire faire le ménage. » Elle continue ainsi un long sermon féministe. Les juges n’osent pas relever la tête ni affronter son regard, et ne lui poseront que des questions sans importance et sans rapport avec le procès.

Lorsque Simone de Beauvoir se lève et que nous la ramenons à Paris, je suis pleine d’espoir. Tous les témoignages ont été forts, et dehors, des amies militantes qui n’ont pas pu entrer, crient toutes « Nous aussi nous avons avorté ! Arrêtez-nous ! », « Libérez Marie-Claire ! » Par ailleurs, nous sommes toutes impressionnées par la mère de Marie-Claire, qui est restée d’un calme et d’une détermination à toute épreuve.

Le procès marque un tournant, tant l’opinion publique comprend, enfin, que les féministes défendent les femmes de condition modeste. Et alors que les femmes de milieu aisé allaient secrètement avorter en Grande-Bretagne ou en Suisse, là il s’agissait bien d’une justice de classe. Gisèle Halimi a d’ailleurs déclaré : « Regardez-vous Messieurs, et regardez-nous. Quatre femmes comparaissent devant quatre hommes, pour parler de quoi ? De leur utérus, de leurs maternités, de leurs avortements, de leur exigence d’être physiquement libres… Est-ce que l’injustice ne commence pas là ? 7 » Le jugement représente une victoire tant les sentences sont légères. Michèle Chevalier est condamnée à 500 francs d’amende avec sursis, elle fait appel mais le délai de trois ans étant passé, ce qui entraîne la prescription, elle n’est finalement jamais condamnée. Les autres sont relaxées, sauf celle qui a pratiqué l’avortement et qui est condamnée à un an de prison avec sursis.

Gisèle Halimi fondera l’association Choisir, dont Simone de Beauvoir sera présidente, pour venir en aide à d’autres femmes. Gisèle Halimi continuera de défendre d’autres femmes, notamment sur le viol. La philosophe, pour sa part, continuera par de nombreux autres engagements, son combat auprès de nous, féministes du MLF. En quelques années, ces deux femmes ont bouleversé l’histoire des femmes en France et nos droits. Nous leur devons tant. Ne l’oublions pas.

Claudine Monteil
militante féministe depuis 1970,
signataire du Manifeste des 343 femmes,
amie et biographe de Simone de Beauvoir.

 

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