Filles de mai, 68 mon mai à moi

Quel bonheur de lire des écrits pluriels et singuliers, mêlant émotion et rigueur, jeunesse et maturité dans un des ouvrages les plus intéressant de ce 50e anniversaire de 68 intitulé Filles de mai – 68 mon mai à moi. Ce recueil collectif préfacé par Michelle Perrot est né d’une prise de conscience : seuls les hommes ont beaucoup écrit sur mai 68. Et pourtant les femmes y étaient, en étaient.

En 68, les femmes découvrent avant tout la force de leur parole, leur capacité d’agir, de penser, de bousculer le vieux monde patriarcal, oppressif, capitaliste. Filles de mai – 68 mon mai à moi est issu d’un groupe d’écriture : 68 dans la mémoire des femmes. Il a été constitué et impulsé par l’APA – Association pour l’autobiographie et le patrimoine autobiographique. D’un échange avec Michelle Perrot, venue traiter du silence des femmes dans l’histoire, a germé cette volonté d’écrire leurs souvenirs de mai 68, avant, pendant et après. Saluons l’initiative des éditions Le Bord de l’eau qui, pour le cinquantenaire de mai 68, réalise une nouvelle édition, préfacée par Michelle Perrot et enrichie d’une postface de Ludivine Bantigny, historienne, auteure de 1968, de grands soirs en petits matins.

Les vingt-deux auteures de ces écrits, nous les connaissons, elles sont nos soeurs, nos aînées, nos voisines, nos collègues, nos professeures, nos amies. Elles ont pour noms Ada, Chantal, Mireille, Luce, Salima, Anne, Sylvette, Julieta… En mai 68, elles ont 14 ans, 32 ans, 54 ans. Nombre d’entre elles ont entre 20 et 30 ans, l’âge auquel elles refusent que leur voie soit tracée par d’autres. Elles habitent Montreuil, Paris, Bordeaux, Les Abrets en Isère. Elles étudient, travaillent, enseignent. Certaines, mariées jeunes, ont déjà des enfants et découvrent que ce modèle de vie où « on a tout pour être heureuse » se révèle un carcan.

Car si, selon l’adage, les filles d’avril ne se découvrent pas d’un fil, ces filles de mai évoquent la cotte de mailles qui les enserre et dont elles s’efforceront avec énergie de se libérer pour enfin respirer.

68 mots pour se dire

À partir d’un abécédaire de 68 mots, vingt-deux femmes tissent avec pudeur, humour et vigueur, l’évocation dont les moins de 50 ans d’aujourd’hui ont tout à connaître. Les salariées de Pimkie, de Carrefour, les jeunes femmes qui refusent le mépris et les violences, les étudiantes qui revendiquent le droit de choisir leur voie, ne sont-t-elles pas, chacune à sa manière, des filles de mai?

Ce qu’évoque Michelle Perrot dans sa préface : « L’APA a eu, sous l’impulsion de Monique Bauer, une idée lumineuse en suggérant à ses adhérentes d’écrire ce que fut pour elles Mai 68 : ”leur” Mai 68. Vingt-deux ont relevé le défi. Voici le résultat : un passionnant témoignage sur l’ébranlement existentiel qu’a provoqué Mai 68 dont l’onde de choc se prolonge sans doute jusqu’à présent. » La célèbre universitaire, pionnière de l’histoire des femmes, poursuit : « Pour les vingt-deux qui écrivent – mais c’est peut-être pour cela qu’elles écrivent ? – Mai 68 fut un commencement. “Se libérer prend du temps” (Françoise). Pas de nostalgie : aucune ne regrette le passé. Aucune cependant ne voit dans Mai 68 une “révolution” au sens classique. Mais “une grande tempête aux multiples remous”, “une nappe phréatique dormante qui allait alimenter l’avenir. J’allais m’y désaltérer, m’y nourrir” (Ada). Voire “l’amorce d’une métamorphose du monde” (Julieta). […] Les frémissements de cette mémoire vivante donnent envie de prolonger et de multiplier l’expérience. On éprouve, à lire ces témoignages, servis par une écriture – des écritures – nerveuses et justes, un vif plaisir, sensible et intellectuel, dont on ne saurait assez remercier les auteures, historiennes d’elles-mêmes, historiennes de leur temps. »

Et la filiation d’analyse se poursuit dans la postface que Ludivine Bantigny commence par une précieuse référence littéraire : « 1968 était la première année du monde » : plus qu’un millésime, plus qu’une encoche sur le calendrier, l’événement est pour Annie Ernaux une espérance, un commencement, une ouverture d’un genre nouveau. Ici même, dans les pages que ce livre égrène, Sylvette la rejoint lorsqu’elle évoque ce « nouveau monde » : mai-juin l’a enfanté, dans le silence et dans l’éclat, à bas bruit et avec fracas. 68 a laissé des traces profondes ; il a changé la vie. Il l’a fait parfois loin des discours spectaculaires, au quotidien des existences, dans leur écoulement ordinaire. Il a été un temps en suspens, joyeux et tragique, vivant. […] Il voit naître une conscience et le sentiment d’une légitimité à parler et se parler, à faire de la parole politique un bien commun, librement prodigué. C’est une grande force de Filles de mai : dire non seulement cette parole, mais la joie qu’elle procure et le bonheur de s’en sentir capable. Chantal et Luce ont raison : Filles de mai est bien un « dictionnaire à ne pas se taire »…

Un goût de liberté

Le A commence à Adolescence jusqu’à Avortement – « Ma mère en est morte » confie Julieta –, B nous emmène sur les barricades, C se déploie entre Camarades et Culture, F unit Famille et Féministe, L nous conduit vers la Liberté et le Lycée, P relie Parole, Patron, Politique et Printemps, S aborde la Sexualité, le O d’Ouvrier (et pas ouvrière…) rejoint le U d’Usine et d’Université.
« J’ai appris à ne plus me laisser dominer et humilier » écrit Christine, rejointe par Marie qui affirme : « C’est ça la grande nouveauté : nous n’avions plus peur. » Ludivine Bantigny y voit « une sorte de révélation de ce qu’on est, à la manière d’une seconde naissance, d’un dévoilement, d’un regain de conscience et de confiance ». Chantal le crierait presque : « J’ai commencé à oser vivre. » Et de conclure : « Michelle Perrot a raison d’évoquer une “chronologie existentielle” à propos de ces lignes qui traversent l’événement comme des sillons féconds. 68 se décline en milliers d’expériences intimes et collectives. Celles qu’offre ce livre n’ont pas vocation à être exhaustives, ni même représentatives. Elles s’expriment en revanche avec sincérité, loin des reniements et des rejets qui font depuis plusieurs décennies, dans les médias, le bon ton des rédactions, loin des mépris hautains et des ricanements. Ces témoignages sont une force parce qu’ils ne parlent pas seulement du passé mais donnent espoir pour le présent, à bonne distance des triomphants. »

Hélène Beaufrère

 

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