Journaliste et féministe, Élise Thiébaut a fait partie des seize millions de femmes en âge d’avoir leurs règles en France… Elle écrit un ouvrage sur les règles alors qu’elle est ménopausée. Ce qui l’amène aussi à constater que « comme le silence qui suit du Mozart, celui qui entoure la ménopause est encore marqué par le tabou qui l’a précédé ». Entretien.
Comment est né cet ouvrage, Ceci est mon sang ?
J’ai écrit en pensant à partir de ma propre histoire. J’ai longtemps eu l’envie d’écrire sur les origines de la domination patriarcale. Comment les femmes se sont-elles laissé soumettre ? J’ai beaucoup écrit sans que ce soit publié, à partir de choses que j’ai traversées. J’ai connu l’expérience de l’infertilité, la maltraitance médicale à l’égard des femmes tout au long de ma vie. Quand j’ai atteint la ménopause, cette pression s’est allégée et tout s’est agrégé. Je me suis rendu compte que peu de données existent sur la santé féminine et le système de reproduction. On ne sait pas ce qui se passe dans notre corps. On en sait plus sur le sperme que sur l’ovocyte. Le tabou des règles concerne toute l’humanité. Loin d’être la fabrique à déchets, c’est un perpétuel recommencement. Ce tabou s’exerce contre les femmes pour les dominer.
Votre livre se fonde sur des connaissances très diversifiées et complémentaires.
J’aurais pu faire un pamphlet mais, face à un tabou pareil, on ne peut pas se permettre des approximations. Je prends appui sur des connaissances. Quand je développe une hypothèse, je le dis. Je source tout ce que j’aborde. Le sujet est tellement tabou qu’il est difficile de venir à ce livre-là, j’ai voulu donner le maximum d’informations sans en faire un livre difficile à lire. J’ai choisi cette forme d’essai narratif, mélange de collectif et de très personnel pour inviter chaque femme à se retourner sur sa propre histoire, à revenir sur sa propre expérience.
Comment votre livre est-il reçu ?
Il y a eu une belle couverture presse. Depuis sa sortie, le 5 janvier, j’ai aussi reçu beaucoup de messages et de nombreux blogs y font référence. Bien sûr, il y a une majorité de femmes, mais aussi quelques hommes, qui ne sont pas les moins intéressés : ils se sentent admis dans une intimité interdite jusque-là et ont le sentiment d’accéder à une part de ce mystère car les femmes n’en parlent pas. Quant aux femmes qui font preuve d’un vif intérêt, elles ont souvent été touchées par l’endométriose, voire le choc toxique. Une solidarité se construit entre elles.
Vos références historiques sont édifiantes pour comprendre l’ampleur et la mise en place du tabou…
Des hypothèses archéologiques révèlent qu’il n’en a peut-être pas toujours été ainsi. L’anthropologue Chris Knight évoque la possibilité que les femmes aient joué au Paléolithique un rôle majeur dans la découverte des sciences et des arts à partir de ce phénomène des menstruations. Ayant leurs règles en même temps, calées sur le cycle de la lune, elles se regroupaient dans un lieu protégé des prédateurs. Étant ensemble solidairement, elles auraient ainsi observé que lorsque le rapport se déroulait pendant la période des règles, il ne donnait pas d’enfant et auraient, d’après Knight, en quelque sorte « réglementé » l’accès des hommes aux femmes en fonction de ce qu’ils ramenaient ou non de la chasse. Les femmes durant ces moments de réclusion s’extrayaient du cours normal de la vie et réfléchissaient, cela pourrait être l’origine des premiers rituels chamaniques… et des peintures rupestres !
Le mot menstrues est d’ailleurs à l’origine du mot rituel. Le raisonnement selon lequel les femmes, en calculant les cycles, seraient à l’origine des mathématiques, n’est pas absurde. Ayant observé le lien entre la lune et la grossesse, les calculs ont été aux mains des femmes. Quand devaient naître les enfants pour survivre ? À quelle saison ? Avec quelle nourriture à disposition ? Comment assurer la pérennité du clan ? C’était il y a 100 000 ans. Et le tabou des règles, comme celui de l’inceste, a fait notre succès au plan de l’évolution.
Les femmes avaient donc élaboré un savoir autour de ce cycle ?
Dans Ceci est mon sang, j’ai souhaité aborder toutes les hypothèses visant à donner aux femmes les connaissances leur permettant de combattre les rôles qui leur sont assignés. Françoise Héritier constate que les valeurs négatives ont été attribuées au féminin et les valeurs positives au masculin. Le patriarcat s’est surtout développé à partir du Néolithique, entre 10 000 et 12 000 ans avant notre ère, avec la sédentarité et la possibilité de stocker la nourriture grâce à l’agriculture et à la domestication des animaux.
Au Paléolithique, la société était nomade. Une femme avait au maximum trois enfants au cours de sa vie. On peut supposer qu’elles ont cherché à maîtriser leur fécondité, ce qu’elles ont été longtemps les seules à pouvoir faire. On retrouve des traces de cela dans les sociétés nomades d’aujourd’hui : elles sont plus souvent matrilinéaires, alors que la patrilinéarité s’est imposée presque partout. La sédentarité du Néolithique a assigné les femmes à la fonction reproductive, avec l’appui des pouvoirs religieux.
Votre propos va à rebrousse-poil des lieux communs.
À la supposée impureté des règles, vous opposez le formidable espoir des cellules-souches. Les potentialités des cellules souches contenues dans le sang menstruel ont été découvertes il y a dix ans et ça n’a pas intéressé grand monde alors que cela bouleverse notre regard sur ce fluide, qui passe de déchet à ressource ! D’une façon générale, on ne s’intéresse pas assez aux maladies féminines, ou à la composition des protections périodiques qui reste souvent opaque. Il y a pourtant une nécessité à se pencher sur le sujet car il subsiste beaucoup d’élucubrations ou de préjugés, sur le fait par exemple que le sang menstruel serait un moyen de « purger » son corps, ce qui n’a aucun sens.
Derrière l’érudition et l’humour, pointe la colère. Le syndrome prémenstruel, l’endométriose concernent des millions de femmes et la recherche avance bien lentement ?
Les recherches se font au masculin. La plupart des médicaments sont testés sur des hommes, pour éviter les risques sur des femmes potentiellement enceintes. La physiologie féminine est peu explorée. Même si les choses évoluent comme en témoignent la parution de l’ouvrage de Martin Winckler, Des brutes en blanc, ou la découverte bien tardive du clitoris. Je m’élève contre le scandale du traitement hormonal de la ménopause qui a augmenté de 20 % les cancers du sein. Aujourd’hui, les traitements ne sont plus aussi systématiques. Le champ du vieillissement et de la sexualité reste à explorer. On constate une explosion de l’endométriose qui produit de l’infertilité. Les femmes en cherchent les raisons. Certaines croient ce qu’on leur répète sans cesse, faute de traitement, à savoir que c’est « dans leur tête ». Bien sûr, le psychisme a une influence sur nos maladies. Mais il est inadmissible qu’on encourage les femmes à se mettre intimement en accusation, à se rendre responsables du mal qui les ronge, en pensant par exemple que l’endométriose est un signe d’ambivalence à l’égard de leur féminité, de leur sexualité, de la maternité. Bon sang, cette ambivalence, elle existe chez tout le monde ! C’est propre à notre humanité de nous interroger sur nous-mêmes et sur nos désirs et d’hésiter souvent entre des choses contradictoires. Seulement, pour les femmes qui souffrent, cela augmente inutilement le fardeau de la culpabilité. Pourtant, l’endométriose est bel et bien une maladie organique, qui a souvent des causes héréditaires, liées à l’environnement également. Les femmes sont encore trop seules face à ces souffrances. Tout être humain a besoin que les choses aient un sens. Je voulais, avec mon livre, les aider à en trouver en portant un regard bienveillant sur elles-mêmes.
Et si l’on changeait les règles, concluez-vous…
En écrivant ce livre, j’ai compris l’articulation entre l’intime et l’universel. J’ai voulu une réconciliation par le haut. J’appelle à une révolution sanglante et pacifique ! Ma parole est une invitation à reprendre le pouvoir sur nous-mêmes et sur nos vies.
Propos recueillis par Hélène Beaufrère
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