Depuis presque vingt ans, Agnès Jaoui revisite la musique latine. 20 novembre 2015, après avoir traversé un Paris quasi silencieux, peinant à sortir de sa torpeur, nous nous sommes retrouvé.e.s humaines au Théâtre Antoine, avec cette artiste d’une grande humanité, pour écouter son album Nostalgias prendre forme. Agnès Jaoui a définitivement le goût des autres et le goût des peuples du grand sud.
Quelques jours après son concert parisien, je retrouve Agnès Jaoui dans un restaurant de la capitale pour une interview. La conversation est facile, l’artiste ne cherche pas à convaincre mais à partager. Une voix bluffante, une proposition artistique audacieuse (Fairuz, Rossini…), des musiciens libres, son concert m’a portée quelques jours encore après que la lumière se soit rallumée. Un moment de grâce suspendu dans une période de douleur nationale.
Vous avez rencontré la musique cubaine, il y a vingt ans, un peu par hasard lors d’un voyage. Qu’avez-vous trouvé en Amérique latine ?
J’y ai retrouvé la Tunisie de l’enfance de mes parents, les gens qui jouent aux cartes dehors devant les portes, un rapport aux autres loin des codes parisiens où les gens sont sur la défensive. Là-bas, les gens ne sont jamais sur la retenue. Il y aussi un rapport au corps, notamment à Cuba, qui est à nul autre pareil. Les femmes peuvent être rondes, fines ou petites, elles sont moulées dans leur robe, leur pantalon, les mecs sont torse nu. Vous connaissez quelqu’un depuis quelques heures et il vous embrasse, vous touche, vous étreint. À Cuba, la relation amoureuse, la relation physique est étonnante, libre et simple.
Dans quel état d’esprit avez-vous abordé cette série de concerts dans un contexte national difficile ?
Il y a beaucoup de chansons politiques dans ce tour de chant. Avant, je les chantais comme des textes très lointains. Des chansons de résistance, comme Como la cigarra où les paroles disent «On m’a tuée tellement de fois. Et pourtant, me voilà…», prennent un sens nouveau. Todo cambia, je l’ai toujours chanté en pensant au Chili et aux dictatures d’Amérique latine, à la révolte, à Cuba. Elle résonne actuellement Depuis presque vingt ans, Agnès Jaoui revisite la musique latine. 20 novembre 2015, après avoir traversé un Paris quasi silencieux, peinant à sortir de sa torpeur, nous nous sommes retrouvé.e.s humaines au Théâtre Antoine, avec cette artiste d’une grande humanité, pour écouter son album Nostalgias prendre forme. Agnès Jaoui a définitivement le goût des autres et le goût des peuples du grand sud. de façon étrange. J’ai cette sensation de prendre l’Histoire en pleine figure.
Vous êtes très libre dans la musique, peut-être plus que dans le cinéma, dégagée d’une certaine pression ?
Dans la chanson, on doit travailler d’instinct. C’est pour cela que je ne voulais pas chanter en fran- çais dans un premier temps. On peut chanter avant de savoir parler. Quand on ne sent pas précisément les mots, on est plus instinctif. Et puis le rapport au corps est là aussi différent, le chant est plus physique que l’écriture.
Vos musiciens sont de belles rencontres avant toute chose ?
Effectivement, voilà pourquoi j’ai trois guitares car ce sont les guitaristes que j’ai aimés avant leur musique, leur instrument. Il y a un pivot qui est constitué de Roberto (Huirtado) et Fernando (Fiszbein). Le flutiste, Juan Carlos Aracil, je l’ai rencontré en écoutant un concert en Espagne. Tous, je les ai aimés avant de les connaître et je ne me lasse pas de leur musique.
Actrice et chanteuse, deux carrières que vous menez au même niveau d’exigence. Clairement, on oublie Agnès Jaoui actrice quand on vous découvre sur scène ?
Personne ne savait que j’ai toujours chanté et, pour la presse, si vous pensez actrice qui chante, cela a une connotation négative. Cela véhicule l’image de l’actrice capricieuse qui veut s’essayer au chant. Alors que pour moi le chant a toujours été présent. Notamment, je fais du chant classique et ça n’intéresse pas la presse. Les journalistes entendent ce qu’ils croient savoir.
Le mot féminisme vous parle-t-il ?
Parfaitement. Et d’ailleurs, plus le temps passe et plus ça me parle. Je pense, contrairement à beaucoup de gens, que c’est une affaire qui n’est absolument pas réglée. Il n’y a actuellement aucune femme à la tête d’une scène nationale, c’est une inégalité incroyable. Mais surtout, je me rends compte que, depuis 5000 ans, l’histoire a été écrite par les vainqueurs, en l’occurrence les hommes, et notamment l’histoire de l’art. On a effacé de la mémoire des musées et des opéras nombre de femmes artistes, compositrices, auteures…
Dans l’univers du cinéma, le constat est-il le même ?
Exactement. Quand je vais à l’étranger, on me dit que « c’est super en France, il y a plus de femmes réalisatrices qu’ailleurs ». Oui, on en a 20% tout au plus. Je suis fière mais en réalité ce n’est pas grand-chose. Parfois je me dis: « Pourquoi je suis fière ? Ça veut dire qu’il y a 80% d’hommes…» Et pourtant, dans les écoles de cinéma, elles sont 50%. Nous les femmes, on nous a confisqué notre histoire et le pire est que nous avons intériorisé cette histoire maquillée.
Le cinéma reste un monde très inégalitaire et violent pour les femmes ?
Il y a un arrangement vis-à-vis de l’art quant aux violences faites aux femmes. Tout peut passer pour de l’art, là est le piège. Il y a des actrices, des acteurs qui ont défendu des réalisateurs violents. Mais les scènes de sexe ou d’intimité durant les films peuvent être des violences faites aux actrices. Nous les actrices savons comment cela se passe dans certains tournages. Pour 20 minutes de scène, il faut 15 jours de tournage. Il y a abus de pouvoir de certains réalisateurs. Sans la caution de l’art certains seraient en prison à l’heure qu’il est. Quel regard portez-vous sur le monde qui vous entoure? Nous vivons dans une surenchère permanente de la peur. Tout devient anxiogène, les informations et aussi cet internet qui charrie le meilleur comme le pire. Il fait entrer chez vous des personnes que jamais vous n’auriez eu envie de côtoyer dans la vraie vie. D’un coup, vous vous les prenez en pleine vue… Je ne veux plus ça. Même quand aujourd’hui on veut me montrer les propos de ces personnes, cela ne m’intéresse pas.
Avez-vous l’âme d’une militante ?
Je revendique ces deux mots décriés de militante et féministe ! Je connais des personnes formidables. Par exemple, je reviens de Nantes où il y a une association qui s’appelle Le goût des autres, que je marraine, qui accueille des migrant.e.s et tente de les accompagner dans leurs démarches. Ils organisent des repas en commun. L’entrée est ukrainienne, le plat de résistance syrien… Les militant.e.s sont des gens incroyables, ils me donnent foi en l’humanité.
Propos recueillis par Carine Delahaie
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