La domination masculine est parfois présentée comme un fait naturel qui viendrait de notre évolution et/ou de notre famille : les primates. Qu’en est-il réellement ? Le paléoanthropologue et maître de conférences au Collège de France Pascal Picq tente de répondre dans son dernière ouvrage Et l’évolution créa la femme. Il y compare de façon inédite notre espèce à nos cousins les singes. Entretien.
Dans la recherche sur l’origine des discriminations et de la coercition masculine, votre ouvrage est le premier à établir un comparatif avec nos cousins les primates. Comment l’expliquez-vous ?
Nous sommes complètement bloqués sur l’idée que toutes les recherches sur notre espèce ne peuvent être axées que sur l’humain, nous n’avons pas à aller chercher ce qui se passe chez les singes et les grands singes pour comprendre notre espèce. Pour des raisons liées à notre culture en France, à notre postulat cartésien qui dirait que « l’homme n’a rien à voir avec les autres espèces », à notre dualisme entre l’homme et l’animal, entre l’inné et l’acquis, entre la culture et la nature, nous n’avons pas de grande école sur la primatologie et l’éthologie constituée, contrairement aux pays anglo-saxons et germanophones. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de bons chercheurs et chercheuses, mais ils et elles sont plutôt sur des recherches thématiques et non pas sur de grandes recherches éthologiques. C’est un problème lié à notre culture universitaire. Ce n’est donc pas un hasard si, jusqu’à très peu de temps, la plupart des primatologues étaient issu.e.s du monde anglo-saxon et germanophone. Si nous sommes moins en retard sur l’étude d’autres espèces comme les singes, nous le sommes considérablement pour comprendre leurs implications sur nos origines et notre évolution, notamment pour l’évolution sociale.
Vous montrez en quoi les femmes ont joué un rôle important dans l’étude des primates, quel est-il ?
Au début de la primatologie dans les années 50/60, les universitaires étaient des hommes et ils regardaient les histoires de singes sous le prisme des mâles. Donc ces études fourmillent de clichés que l’on connaît où les mâles organisent la société et protègent les femelles. Ce sont les femmes primatologues qui ont largement bousculé pas mal d’aspects comme Jane Goodall, Dian Fossey, Biruté Galdikas et d’autres, moins connues mais plus engagées dans les luttes féministes comme Allison Jolly, Shirley Strum ou encore Sarah Blaffer Hrdy. Quand les femmes arrivent sur le terrain dans les années 70/80, elles vont s’intéresser aux femelles et découvrir qu’elles jouent un rôle beaucoup plus important qu’on ne l’imaginait. Elles découvrent notamment que la plupart des sociétés de primates (comme la plupart des mammifères) sont des sociétés matrilocales, les femelles restent ensemble toute leur vie et les mâles migrent à l’adolescence pour se reproduire (contrairement à Homo sapiens). Les femelles sont donc au cœur des structures de ces sociétés et de leur organisation.
Y-a-t-il une corrélation entre l’investissement parental des femelles et la coercition qui peut apparaître chez les différentes espèces d’animaux ?
Ce qui ressort et qui est très important c’est que chez les mammifères, et encore plus chez les primates, il y a un très fort déséquilibre dans l’investissement parental, ce qu’on appelle l’anisogamie. Les femelles développent un énorme investissement parental : gestation, allaitement, protection, éducation… alors que les mâles globalement sont très peu investis. Malgré cela, chez les mammifères, on note très peu de violence des mâles envers les femelles. Il y a environ une vingtaine d’espèces où le mâle exerce une violence envers les femelles (les chevaux, les mammifères marins, des antilopes…), ce qui est très peu significatif. Chez les primates (par exemple, chez les lémuriens de Madagascar), c’est étonnant, il n’y a pas de coercition (ou à peine) mais une codominance entre les mâles et les femelles. Si on admet que les lémuriens donnent une idée de ce qu’était l’origine des primates, on peut considérer – comme chez les autres mammifères – qu’il n’y avait pas de coercition ou peu de violence des mâles envers les femelles chez les premiers primates. Si l’on observe les singes d’Amérique du Sud, plus proches de nous en termes de relations de parenté, chez lesquels il y a beaucoup de diversité sociale, de monogamie, de polyandrie, il y a également très peu de coercition. C’est lorsque l’on étudie les singes de l’Ancien Monde – Afrique, Europe et Asie –, notre groupe, que l’on observe en moyenne beaucoup plus d’espèces coercitives voir très coercitives.
Des lignées de primates sont-elles plus coercitives que d’autres ?
Il y a une très grande diversité chez les primates mais pas de fatalité liée à une lignée, pas de lignée systématiquement coercitive ou pas. Par exemple, si l’on compare les babouins hamadryas et les babouins geladas qui sont de la même lignée, vivent dans les mêmes conditions écologiques (Plateau éthiopien) et évoluent dans les mêmes systèmes, les mêmes structures, un mâle et plusieurs femelles (un harem polygyne) : les hamadryas sont très coercitifs et violents alors que les geladas ne le sont pas. On ne peut donc pas dire que cela vient de l’histoire de cette lignée ou de contraintes écologiques. Cela veut dire que c’est une histoire sociale : qu’est-ce qui fait qu’au cours de leur histoire dans un cas il y a coercition et dans l’autre non ? Que dans leur histoire, à un moment donné, cela a basculé d’un côté ou de l’autre ?
Les contraintes environnementales n’ont donc aucune action sur la coercition des mâles envers les femelles ?
C’est peut-être un facteur aggravant mais ce n’est pas lui qui détermine la coercition. D’ailleurs, il en va de même dans les sociétés humaines, il y a une grande tradition de l’Histoire et de la Philosophie qui nous dit que cela viendrait de la Préhistoire : « L’homme est un loup pour l’homme », les hommes sont dans des conditions de vie absolument terribles durant l’ère glaciaire et, comme ils sont violents pour leur survie, ils sont violents vis-à-vis des femmes. Ce qui est complétement faux ! À la suite de Rousseau, on a dit que c’était à cause de la production de biens et de richesses que les inégalités sont apparues. Dans les faits, ce n’est pas forcément cela qui est à l’origine des discriminations chez l’homme mais c’est évidemment un des facteurs aggravants.On ne peut pas dire qu’il y ait une fatalité génétique ou une fatalité liée à l’environnement pour expliquer les violences. Ces facteurs peuvent aggraver mais ils ne sont pas à l’origine de ces comportements.
Et les humains ? Appartenons-nous à une lignée où s’affirme une tendance à plus de coercition ?
Nous appartenons à la lignée des grands singes africains – les chimpanzés, les bonobos et nous les humains. Contrairement aux autres espèces, il y a dans notre lignée des sociétés patrilocales – les mâles restent ensemble toute leur vie et les femelles migrent à l’adolescence. Les trois espèces sont très différentes. Les bonobos sont très équilibrés dans leur pouvoir avec une codominance des mâles et des femelles, voire plus des femelles alors qu’elles ne sont pas apparentées (c’est une gynocratie). Les chimpanzés quant à eux sont beaucoup plus coercitifs et les hommes aujourd’hui le sont encore plus également. En nous comparant avec les bonobos et les chimpanzés (qui sont les plus proches des humains d’un point de vue génétique), ce qui est intéressant c’est que l’on ne peut pas dire si, au départ, l’évolution était coercitive ou pas. Tout un jeu des possibles s’ouvre entre des sociétés beaucoup plus équilibrées dans la codominance comme les bonobos et les Homo sapiens.
Peut-on parler de matriarcat chez les bonobos ?
Non, c’est une grande confusion. Ce n’est pas parce que les femmes ou les femelles ont le pouvoir qu’il s’agit d’un matriarcat. Quand les femelles ont le pouvoir et ne sont pas apparentées comme, par exemple, chez les bonobos, cela s’appelle une gynocratie. Quand les mâles ont le pouvoir et ne sont pas apparentés comme chez la plupart des espèces de babouins ou de macaques, on parle de phallocratie. Ce n’est pas du patriarcat car les mâles ne sont pas apparentés. Si les femelles ont le pouvoir ou beaucoup de pouvoir et qu’elles sont apparentées, c’est un matriarcat.
Lorsque l’on compare les violences chez les différentes espèces de singes, on peut voir que l’homme les concentre tous. Qu’en est-il ?
Il les a toutes et il en rajoute ! Il en rajoute d’un point de vue culturel, symbolique, politique et économique. On trouve les mêmes mécanismes de coercition et de discrimination chez les singes et dans nos entreprises et le monde socio-économique. Empêcher les femelles ou les femmes de se coaliser, contrôler la reproduction, obliger les femmes à s’occuper des enfants (ce qui nuit à leur capacité de se coaliser), faire que les femelles ne puissent s’allier à des mâles dominants qui pourraient les aider (un moyen également d’éviter la coercition d’autre mâles) et enfin contrôler les ressources et les moyens de production. De plus, nous vivons avec des concepts culturels, théologiques, philosophiques, idéologiques qui rajoutent, pour notre espèce, des éléments coercitifs symboliques. Le langage véhicule de nombreuses formes de coercitions : mépris, insultes, injures, injonctions…
Comment expliquer que notre espèce ait développé cette violence accrue ?
On ne s’est jamais intéressé à cette question. C’est le travail qui s’ouvre à nous. C’est la première fois que l’on compare notre espèce aux autres. En primatologie, on s’est peu intéressé aux femelles, ni à l’évolution de la lignée humaine en ce qui concerne les femmes. Comme la Préhistoire, la paléoanthropologie et l’ethnologie sont nées à la fin du 19e siècle, c’est une époque discriminante vis-à-vis des femmes. Les universitaires de l’époque, ces hommes, se sont nourris de cette idéologie patriarcale. Ils regardaient les autres sociétés à travers le filtre patriarcal ! Par conséquent, toutes les autres sociétés où des femmes ont de réels pouvoirs, même politiques, ont été soit ignorées, soit négligées, soit considérées comme des expériences exotiques ou archaïques. Parce qu’on a complètement ignoré ce que pouvait être l’évolution avec les femmes, nous sommes aujourd’hui en difficulté pour reconstituer cette évolution.
L’homme est patriarcal, avec une transmission du statut de père en fils. Qu’en est-il chez les autres primates ?
Cela n’existe pas chez les autres espèces, même chez les chimpanzés où il y a une domination des mâles, on ne peut pas parler de patriarcat parce que les femelles ont plusieurs partenaires sexuels, donc les mâles ne savent pas qui est leur fils. Les sociétés humaines vont installer quelque chose de tout à fait particulier, la patrilinéarité : la recherche de la certitude de filiation entre le père et le fils et le patriarcat qui en découle. La patrilinéarité est une caractéristique des sociétés patriarcales. C’est une spécificité des sociétés humaines qui va être évidemment liée à la transmission de biens, du pouvoir… au travers la filiation de père en fils.
Morale de l’histoire, la domination est-elle sociale ou génétique ? Naturelle ou culturelle ?
C’est culturel, comme on l’a vu chez différente lignées de singes, on peut voir qu’elles ne sont pas systématiquement coercitives, il n’y a pas de fatalité génétique ni écologique dans ces lignées. Il en va de même entre les populations humaines. Contrairement à ce qu’on a pu dire pendant longtemps, ce n’est pas parce qu’une société ne produit pas de richesses qu’il n’y a pas de coercition. Par exemple, des sociétés de chasseurs-cueilleurs, comme les San Bushman d’Afrique australe, sont peu coercitives alors que chez certaines ethnies aborigènes d’Australie il y a beaucoup de coercition vis-à-vis des femmes. Les conditions économiques et écologiques ne sont pas à l’origine des coercitions mais peuvent en être des facteurs aggravants. La coercition d’hommes vis-à-vis de femmes est avant tout une question de statut, d’amélioration du statut des hommes, de leur pouvoir au sein de la société. Ce statut passe par le contrôle des femmes.
Considérez-vous votre travail comme un travail féministe ?
C’est un travail basé sur la théorie de l’évolution, sur l’anthropologie évolutionniste, un travail darwinien. Comme Darwin, je déteste les discriminations. La théorie de Darwin est une théorie qui s’intéresse à pourquoi sommes-nous tous différents les uns des autres, pourquoi y a-t-il une telle diversité, pourquoi ces diversités sont importantes ? S’il n’y a pas de diversité, il n’y a pas d’adaptation, toute discrimination va à l’encontre de l’adaptation. C’est donc un travail scientifique mais qui n’est évidemment pas exempt de considération d’ordre éthique, notamment sur la détestation des discriminations. Ce livre ne part pas d’une motivation militante féministe, il repose sur le fait que, d’un point de vue scientifique, on a complètement ignoré l’évolution du côté des femmes et il se base sur une approche évolutionniste. Maintenant effectivement, depuis de nombreuses années, mon travail tend à répondre à la question : comment la paléoanthropologie peut contribuer aux grands enjeux et aux grandes questions de société d’aujourd’hui ? C’est en ce sens que l’on peut considérer ce travail comme féministe, non pas sur une base militante mais scientifique.
Propos recueillis par Kévin Védie
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