Dans son roman autobiographique Le mort qu’il faut, paru en 2001, Jorge Semprun écrivait : « On peut tout dire, mais on ne peut pas tout entendre. » Déporté à l’âge de vingt ans au camp de Buchenwald, celui-ci se remémore, cinquante-sept ans après, les faits du « souvenir le plus marqué qui [lui] soit resté de l’épisode de [sa] vie », à savoir d’avoir échangé son identité avec celle d’un jeune homme mourant pour survivre. De son propre aveu, Semprun aura oublié pendant presque soixante ans cet épisode traumatisant, ayant pour lui-même parlé « d’amnésie volontaire », vitale pour désigner son silence face à l’expérience concentrationnaire.
Il en est ainsi pour beaucoup d’entre nous face aux petits et grands traumatismes. Avons-nous la possibilité de nous souvenir et même la maîtrise de notre propre expression face au drame ? Dans cette phrase, Semprun ne nous alerte pas seulement sur notre faculté à parler mais sur le risque que notre parole ne soit pas entendue ou pire, acceptée. Lorsque l’enfant homosexuel.le n’ose dire à ses parents qu’il ou elle est ce qu’il ou elle est, lorsque l’enfant victime d’inceste n’ose dénoncer le membre de sa famille, lorsqu’une femme violée n’ose s’exprimer parce qu’elle pense que parler sera plus dur que de se taire, est-ce à elle qu’incombe la faute ou à celles et ceux qui ne sont pas prêts à l’entendre ?
Valentine Monnier accuse Roman Polanski de l’avoir rouée de coups et violée à l’âge de dix-huit ans en 1975, Sand Van Roy accuse Luc Besson de l’avoir violée et agressée à plusieurs reprises ces dernières années, Adèle Haenel accuse Christophe Ruggia de harcèlement et d’attouchements durant le tournage du film Des diables en 2002…
À cette dernière, certains reprochent de ne pas avoir parlé à l’époque. Elle n’avait que douze ans ! À chacune d’elles on dit la même chose : pourquoi parler maintenant ? Peut-être aussi que de voir chaque jour dans les médias votre agresseur revenir à l’occasion d’une actualité vous réveille de la torpeur dans laquelle vous tentiez de vous réfugier. Pas besoin d’avoir fait psycho grand débutant.
Après avoir entendu toutes ces diarrhées verbales qui remettent en cause la parole des victimes, ces logorrhées meurtrières qui trouvent audience, à qui croyez-vous que je serais tentée de dire : « Continue de fermer ta gueule » ?
Carine Delahaie
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