Il est indispensable de comprendre la condition du peuple parisien pour aborder les représentations artistiques du XIXe siècle, notamment celles de deux peintres majeurs : Edgar Degas et Toulouse-Lautrec dont de grandes rétrospectives sont présentées à Paris en cette fin d’année.
Le dix-neuvième siècle est, pour le peuple de Paris, celui de la misère sociale, celui des tâcheron.ne.s et des métiers de forçats. Nombre de femmes travaillent sans que leur salaire suffise à faire vivre la famille. Parmi elles, les blanchisseuses dont certaines d’entre elles déposent les paniers de linge le soir venu pour rejoindre les trottoirs des grands boulevards. Parmi ces enfants de la pauvreté, il y a les petites danseuses de l’Opéra de Paris obligées d’accepter le « protectorat » de vieux birbes sans scrupules. La misère sociale et sa soeur jumelle la prostitution pousseront le peuple de Paris vers l’insurrection de 1871 et la Commune de Paris.
Les peintres, dont Toulouse-Lautrec et Degas qui bénéficient cet automne de grandes expositions, auront côtoyé avec plus ou moins de complaisance cette société « trash » de la fin du xixe. Il est nécessaire de ne pas seulement s’arrêter à la beauté du geste pour regarder la réalité d’une société bourgeoise violente envers les femmes et les filles.
Les bourgeois c’est comme les cochons
Pour la première fois, Edgar Degas, peintre du mouvement, est présenté au musée d’Orsay exclusivement dans son univers, l’Opéra de Paris. « Degas a fait de l’Opéra le point central de ses travaux, sa “chambre à lui”. Il en explore les divers espaces – salle et scène, loges, foyer, salle de danse, s’attache à ceux qui les peuplent, danseuses, chanteurs, musiciens, spectateurs, abonnés en habit noir hantant les coulisses. » Ces hommes cités dans la présentation du catalogue ne sont autres que des bourgeois au regard salace qui viennent choisir parmi ces jeunes filles préadolescentes, celle qui les accompagnera dans des soirées ou simplement pour les prostituer.
Dans cette exposition, le regard de ces prédateurs jaugeant leur proie se mêle de pièce en pièce à ceux des spectateurs et spectatrices mais aussi à celui de Degas lui-même. Et si celui-ci affirme que la seule récompense dont il rêve est un « pass » lui donnant un accès illimité à l’Opéra, il n’est précisé que quelques pièces plus loin, et une seule fois, que l’Opéra Garnier est à cette époque un haut lieu de la prostitution. Les bourgeois allaient au théâtre ou à l’Opéra, choisissaient l’actrice de leur choix et la « consommaient » gaiement. La consommation du corps des femmes, rendue possible par le capital, est invariablement esthétisée dans cette exposition. Que dirions-nous pourtant aujourd’hui d’un homme adulte qui passerait son temps dans les vestiaires de très jeunes filles (douze à quatorze ans), les regardant se dévêtir, se laver et se frictionner ? Jamais les mots violences sexuelles, viols, prostitution d’enfants ou même de mineures, ne sont explicitement formulés dans les cartels ou les textes d’accompagnement, rien que de la grâce et du mouvement. Le contexte des toiles autant que le regard de Degas sur les femmes sont un problème, lui qui déclarera : « j’ai trop souvent regardé les femmes comme des animales ». Pas un mot sur l’un comme sur l’autre.
La petite danseuse de quatorze ans, « clou » de cette exposition, ne bénéficie elle non plus que d’un maigre contexte pour un pays abolitionniste. Elle représente une jeune modèle très pauvre, danseuse de l’Opéra de Paris, qui posera pour Degas dans son atelier, bien décidée à s’élever socialement et victime de cette prostitution. La sculpture fera scandale en 1881 car chacun saura de quoi elle parle. Ces petites danseuses sont proposées à leur protecteur par leurs mères en personne, véritables maquerelles qui souhaitent tirer prestige et argent de leurs enfants. Quand les critiques ou commissaires des expositions en parlent, c’est toujours en dédouanant systématiquement Degas de toute responsabilité. Mais peut-on regarder cette exposition sans se poser la question de son positionnement en tant qu’homme ?
Lautrec et les filles sans joie
Que dire alors de l’exposition Toulouse-Lautrec, présentée également à Paris au Grand Palais ? La contextualisation de l’exposition est une fois de plus bien maigre. Cependant pour Lautrec le problème est d’un autre ordre. Le peintre est à l’égal des filles qu’il dessine et qu’il peint. Il est de leur « bande ». Son regard n’est jamais supérieur, concupiscent ou paternaliste, contrairement à Degas qui « objectise » ses modèles. Lautrec est souvent empathique et bienveillant, parfois entourant. Cependant, on assiste une fois de plus à l’esthétisation de la prostitution comme force créatrice. Les commissaires continuent de parler de « lieux de plaisir » pour évoquer les maisons closes et de « relations galantes » pour parler prostitution : « Lautrec a compris le potentiel poétique et commercial des lieux de plaisir… » Ne sortirons-nous jamais de ce vocabulaire qui banalise les violences faites aux femmes ?
On parle d’amour et de plaisir au sujet de ces « dames », mais n’oublions jamais que, dans le système prostitutionnel, le plaisir est toujours du côté des clients prostitueurs, jamais du côté des filles. Et pourtant Lautrec est d’une grande honnêteté picturale, il peint pour dépeindre la réalité. Nous entrons dans l’antichambre de l’horreur avec des toiles sur les salles de repos des prostituées où elles apparaissent épuisées, frigorifiées et malades en opposition à la superbe du Salon de la rue des Moulins. L’horreur est atteinte avec les croquis d’étude pour l’inspection médicale. Durant ces années, la France adopte une position réglementariste et hygiéniste qui permet à la police de contrôler physiquement les femmes prostituées dans des visites gynécologiques, traumatisantes et blessantes, où les filles sont moins considérées que le bétail, pour vérifier leur aptitude à continuer d’être de la chair consommable pour les bourgeois parisiens. Quand ces femmes attrapent la syphilis, elles sont renvoyées et vont mourir à la prison Saint-Lazare ou dans des hospices parisiens. Aristide Bruant, grand ami de Toulouse-Lautrec, écrira la chanson Saint-Lazare qui dit mieux que des discours la vie de ces femmes dans la violence et la misère.
Si les commissaires d’exposition ne manquent pas de détailler les différentes étapes de la vie de l’artiste et leur influence sur son oeuvre, la mise en contexte est étrangement muette sur la prostitution institutionnalisée. La seule fois où la syphilis est nommée, c’est pour expliquer pudiquement que le peintre en est atteint. Il faut séparer l’art de l’artiste, le débat est actuel. Sauf si l’on décide qu’un élément est pertinent dans l’analyse d’une oeuvre. Toulouse-Lautrec était petit, malade, il est mort jeune, sa peinture est le reflet d’une vie décadente et terriblement parisienne, parler de prostitution est alors pertinent. Il a peint la brutale réalité de la prostitution, mais là ce n’est plus pertinent d’en parler en tant que tel.
Quelle place occupent ces deux expositions et la peinture en général dans la transmission des stéréotypes sexistes de notre société, si les violences qu’elles dévoilent ne sont pas conceptualisées ? Il ne s’agit pas d’interdire ces expositions, de ne pas regarder ces toiles mais il faut le faire avec lucidité, ne pas rester neutre. Cette fausse neutralité n’en est pas une. Elle participe du lissage de l’histoire, de l’effacement de la violence et de ses victimes dans le passé et finalement dans le présent. La violence a nourri ces artistes et ces oeuvres. Ne pas la nommer est la transmettre sans bouclier, sans remède, en toute impunité.
Gwendoline Coipeault et Carine Delahaie
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