Dans son roman autobiographique Le mort qu’il faut, paru en 2001, Jorge Semprun écrivait : « On peut tout dire, mais on ne peut pas tout entendre. » Déporté à l’âge de vingt ans au camp de Buchenwald, celui-ci se remémore, cinquante-sept ans après, les faits du « souvenir le plus marqué qui [lui] soit resté de l’épisode de [sa] vie », à savoir d’avoir échangé son identité avec celle d’un jeune homme mourant pour survivre. De son propre aveu, Semprun aura oublié pendant presque soixante ans cet épisode traumatisant, ayant pour lui-même parlé « d’amnésie volontaire », vitale pour désigner son silence face à l’expérience concentrationnaire. Il en est ainsi pour beaucoup d’entre nous face aux petits et grands traumatismes. Avons-nous la possibilité de nous souvenir et même la maîtrise de notre propre expression face au drame ? Dans cette phrase, Semprun ne nous alerte pas seulement sur notre faculté à parler mais sur le risque que notre parole ne soit pas entendue ou pire, acceptée. Lorsque l’enfant homosexuel.le n’ose dire à ses parents qu’il ou elle est ce qu’il ou elle est, lorsque l’enfant victime d’inceste n’ose dénoncer le membre de sa famille, lorsqu’une femme violée n’ose s’exprimer parce qu’elle […]
Étiquette : Numéro 176 – Novembre 2019
Degas et Lautrec – Ces femmes exposées
Il est indispensable de comprendre la condition du peuple parisien pour aborder les représentations artistiques du XIXe siècle, notamment celles de deux peintres majeurs : Edgar Degas et Toulouse-Lautrec dont de grandes rétrospectives sont présentées à Paris en cette fin d’année. Le dix-neuvième siècle est, pour le peuple de Paris, celui de la misère sociale, celui des tâcheron.ne.s et des métiers de forçats. Nombre de femmes travaillent sans que leur salaire suffise à faire vivre la famille. Parmi elles, les blanchisseuses dont certaines d’entre elles déposent les paniers de linge le soir venu pour rejoindre les trottoirs des grands boulevards. Parmi ces enfants de la pauvreté, il y a les petites danseuses de l’Opéra de Paris obligées d’accepter le « protectorat » de vieux birbes sans scrupules. La misère sociale et sa soeur jumelle la prostitution pousseront le peuple de Paris vers l’insurrection de 1871 et la Commune de Paris. Les peintres, dont Toulouse-Lautrec et Degas qui bénéficient cet automne de grandes expositions, auront côtoyé avec plus ou moins de complaisance cette société « trash » de la fin du xixe. Il est nécessaire de ne pas seulement s’arrêter à la beauté du geste pour regarder la réalité d’une société […]
Nadia Tazi – La virilité décryptée
Nadia Tazi, philosophe et directrice de programme au Collège international de philosophie de 2006 à 2012, explore la virilité dans le monde musulman dans un essai fouillé et passionnant, intitulé Le genre intraitable. La prévalence séculaire du mâle y est décortiquée minutieusement, des temps pré-islamiques à son incidence contemporaine. Fruit d’un programme de conférences que Nadia Tazi a dirigé au Collège international de philosophie, ce premier ouvrage sur la virilité dans le monde musulman est un livre érudit et intense. L’auteure, constatant que la question des masculinités est souvent ignorée, invite à mieux cerner les origines d’un système de domination au fondement d’un despotisme machiste politique et social. Aux origines du mâle « Certes le machisme existe partout, mais il n’a pas la même portée, pas les mêmes sources, pas les mêmes lois. Le virilisme détermine la nature même des gouvernements et explique pour une large part la crise interminable que subissent les peuples musulmans. Comment aborder le problème ? », interroge l’universitaire, sinon au croisement des disciplines – histoire, philosophie, sociologie, anthropologie… – et aux confluents des deux rives de la Méditerranée. Des temps pré-islamiques au cours desquels les grands nomades chameliers, caste guerrière, assurent la survie du clan […]
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