Violences, se réapproprier son corps par le sport

Laurence Fischer est une karatéka, triple championne du monde. Son atout : sa force mentale. Sa passion : transmettre cette force aux femmes. Elle a fondé il y a quelques mois une ONG, Fight for dignity, qui oeuvre notamment en RDC. Entretien.

Comment es-tu venue au karaté ?
À l’adolescence, je n’avais pas une très grande confiance en moi. Je n’aimais pas mon corps. Le regard de l’autre me gênait. Au fond, je ne m’aimais pas. J’étais grande, on m’appelait la « gigue ». Petite, je rêvais de faire de la danse, mais on me disait non parce que j’avais une scoliose, ou encore du théâtre mais je ne correspondais pas à certains critères esthétiques. C’est là que j’ai commencé à faire du karaté, la passion de mon père que je ne voulais pourtant pas suivre.

Et cette décision a changé ta vie ?
La pratique de ce sport m’a permis de me révéler, cela m’a donné confiance en moi, je me suis rendu compte que mon corps était une force. J’avais envie d’apprendre, de comprendre, encore aujourd’hui cela fait partie de mon moteur de vie. Les gens qui pratiquaient avec moi m’envoyaient des ondes hyper positives. J’étais bien dans cette famille-là, on reconnaissait mes qualités. Je n’étais pas jugée sur la femme mais sur la sportive que j’étais.

Être une femme modifie parfois l’image de la sportive ?
Lorsque j’ai été championne du monde, entre vingt et trente-trois ans, j’ai dû faire face aux stéréotypes, par exemple sur ma sexualité. Le karaté est un sport de combat, donc masculin pour beaucoup de personnes. À l’époque, j’avais une pratique assez intense. Je n’avais pas le temps d’aller faire les magasins, d’acheter un vernis, un bijou. De toute façon je n’avais pas les moyens de les acheter. J’ai appris à connaître mon corps et à en faire une force. Les avis extérieurs ne me gênaient plus parce que j’avais conscience de l’impact que cela avait sur mon mieux être. Mais cela a pris du temps.

Pourquoi transmettre cette pratique aux femmes ?
Aujourd’hui, je me sens tellement remplie de tout ce que j’ai appris et tellement forte que cette force j’ai envie de la transmettre. J’ai choisi de l’offrir à des femmes qui en ont besoin. Je suis une militante de l’éducation par le sport et le karaté est ce que je fais de mieux. J’ai conscience de l’impact que cela peut avoir. Les femmes sont les premières à souffrir de leur condition. Le coeur de la vie, ce sont les femmes et les enfants, le coeur de ce que nous sommes. Ma maman m’a beaucoup inspirée. Elle n’avait pas un engagement associatif mais elle était contre l’injustice de manière universelle et donc contre l’injustice faite aux femmes.

Pour toi, le sport semble être en soi un langage universel ?
Au karaté, sans se parler, on se comprend. Sur un tatami, je ne parle pas, je fais juste un coup de poing ! En Afghanistan ou au Congo, je n’ai pas besoin de savoir parler la langue. Nous sommes deux, nous nous observons, nous bougeons en même temps, nous mettons notre corps en action. Nous ne réfléchissons plus, nous ne pensons même pas aux violences, au quotidien, cela rejoint le zen. En même temps, l’une et l’autre, nous allons ressentir la même chose. C’est quand même génial, pour moi c’est ça l’universalité.

Tu as finalement choisi de placer ton engagement sur le plan international en Afghanistan, au Congo et particulièrement dans des zones de conflit ?
Je suis allée ailleurs car, avant tout, je suis curieuse. Après, j’ai fait de belles rencontres. Qu’est-ce qu’un combat en fait ? Un face à face qui dure deux minutes. À la fin, il y en a une qui symboliquement meurt. Dans ce moment, le lien de l’une à l’autre est particulièrement intense. Mon rapport à la vie se situe dans cet état d’esprit. Je n’ai pas de temps à perdre, je veux aller à l’essentiel. Pour moi, l’essentiel est la situation d’urgence. Je préfère aller vers des personnes en situation d’urgence qui ont besoin d’être réhabilitées. J’ai eu la chance de rencontrer des personnes exceptionnelles. Pour l’Afghanistan, Alain Trouvé, karatéka, qui préparait une mission à Kaboul avec Play International. Immédiatement, je lui ai dit : « Alain, je pars avec toi… » Et en RDC, Marie-Josée Lallart.

Comment reconstruire à travers le sport un corps qui a été violenté et mutilé ?
Cela fait trois ans que je pratique le karaté en République Démocratique du Congo, à la maison Dorcas, à Panzi. Ce qu’ont vécu les femmes là-bas, hébergées, soignées, réparées par le Professeur Mukwege, on ne peut l’imaginer. Mais ce n’est pas parce que je n’ai pas été violée que cela m’empêche de transmettre mon expérience de femme, de karatéka. Ce que j’ai vécu peut s’adapter à ce qu’elles vivent et peut leur être utile. J’en suis convaincue et cela marche. La réaction des filles est très positive.

Et de façon pratique comment ça se passe ? Vous en parlez ?
Le vagin est au coeur de la vie. À Panzi, avec les équipes sur place, on répare ce coeur. Il y a des soutiens psychologiques, des écoles pour qu’elles apprennent un métier, de la psychothérapie mais rien pour réparer et se réapproprier le corps fracassé. Alors, avec elles, on remet le corps en marche. Mon objectif ce n’est pas de leur donner un cours sur l’anatomie. Je leur dis : ton corps existe, il est à toi, ton corps t’appartient. Je leur explique par exemple ce qu’est le périnée : tu as des muscles là, tu vois c’est ça qui a été détruit. Faire du karaté ce n’est pas que se défendre, même si cela est important pour beaucoup d’entre elles, c’est se réapproprier son corps. Lorsqu’elles mettent leur kimono, la ceinture, elles sont transformées. Elles deviennent quelqu’un d’autre. Elles arrivent ainsi à mieux s’affirmer et à refaire la connexion avec elles-mêmes.

Elles prennent leur place ?
Dans ce pays, ces femmes n’existent pas. Elles sont des machines à travailler, des machines à enfanter. Elles ne vivent pas en tant qu’êtres. Quand là-dessus on rajoute le viol, où est l’estime de soi ? Pour elles mêmes, elles ne sont même plus des femmes. Elles ne sont plus rien. Au Congo, nous pratiquons le karaté et le foot. Quand elles sont dans un match de foot, c’est la même chose. On les regarde, elles sont fières, on applaudit et pour peu qu’elles battent l’équipe du quartier, alors là elles vont en parler pendant un mois ! À ce moment-là, on ne les considère pas en tant que femmes violées mais en tant que sportives. Elles sont en action, elles oublient, elles ne pensent plus à ce qu’elles ont subi. Dans la pratique sportive, dans le jeu, dans le travail, lorsqu’elles font un coup de poing, un kïai, elles sont simplement elles. Ce n’est pas simple. Il y a un processus d’acceptation, de résilience qui passe par des phases de colère, de déni. Sur les vingt filles que l’on a à Panzi, on réfléchit aussi en terme de micro-crédit, d’accompagnement sur de la couture, de la vente, de l’informatique. Les filles ont besoin d’un bagage pour être autonomes financièrement. C’est essentiel pour réintégrer la communauté.

Quels sont les prochaines étapes de ce travail ?
Je suis très contente qu’aujourd’hui au Congo on considère la pratique du karaté, du sport comme une manière de se réapproprier le corps post-traumatisme. L’objectif ensuite est de creuser, d’oser aller plus loin et de se dire que ce que l’on fait aujourd’hui au Congo, on le fera, j’espère, dans d’autres pays et pourquoi pas en France ! Le sport a une valeur universelle, j’en suis convaincue. Si demain je vais au Mali et que les filles me disent je veux faire de la boxe, alors on s’adaptera. En Inde, il y a une très grande championne du monde de lutte qui a connu des violences sexuelles. Et dans ce pays, le sport national est le cricket. Eh bien demain ce sera peut-être la lutte et le cricket !

Quelle est la clé de cette réussite universelle ?
Pour que ça marche, cela doit passer par les filles elles-mêmes et il faut un bon transmetteur, il faut que l’enseignant.e soit au fait de l’état psychologique des filles pour que la pratique soit impactante. Comment être efficace que l’on soit en Colombie, en Inde ou bien au Togo ? Il faut adapter ce protocole pour ensuite le dupliquer. Aujourd’hui, au Congo, quand une des filles vient me dire « je veux retourner dans ma communauté et je veux enseigner le karaté aux filles de mon quartier, à mes soeurs pour qu’elles soient plus fortes », alors c’est gagné !

Propos recueillis par Sabine Salmon

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