« Le féminisme comme un universel » – Entretien avec Martine Storti

Militante féministe issue du MLF et ancienne journaliste à Libération, Martine Storti signe, dans son dernier essai sur le féminisme universel, une critique des entreprises de confusions, de brouillages et de détournement des mots. Quand l’antiféminisme se déguise (ou tente de se déguiser) en féminisme.

Pourquoi écrire aujourd’hui un livre sur le féminisme universel ? N’est-ce pas déjà trop tard ?

Il n’est jamais trop tard ! À travers cet essai, j’ai un triple objectif : questionner ce qui se donne actuellement pour une forme de radicalité, qui peut se dire aussi intersectionnalité, décolonialité ou afroféminisme, refuser l’instrumentalisation du féminisme par des courants – identitaire, nationaliste, raciste (racisme anti-noir, anti-arabe, anti-musulman, anti-immigrés…) – qui ont toujours été anti-féministes. Il s’agit enfin et surtout de plaider la cause d’un féminisme universel étouffé par des catéchismes concurrents mais qui heureusement continue de tracer son chemin.

D’ailleurs, est-ce pour un féminisme universel ou universaliste ?

Je ne reprends pas le terme « universaliste », il a été dévoyé, manipulé, rabattu sur l’identité nationale. Le féminisme universaliste est présenté comme une composante de la République française et même de l’identité française. Ce qui est paradoxal car ce qui relève de l’identité ne peut être universalisable. En outre, c’est réécrire l’Histoire car l’universalisme républicain s’est, pendant des décennies, fort bien accommodé des inégalités femmes-hommes et du patriarcat !

Vous rétablissez quelques réalités historiques, notamment sur l’attitude de la gauche, des féministes face à la colonisation et au processus de décolonisation.

À quoi ces contre-vérités sont-elles dues ? Affirmer, je devrais dire claironner, comme le font certain.e.s, que le féminisme a été depuis toujours complice de l’esclavage ou bien que le MLF était indifférent au colonialisme ou au racisme ou encore aux enjeux internationaux, ne relève pas d’une ignorance de l’histoire mais là aussi d’une réécriture de l’histoire, ce qui est tout à fait différent et procède en effet d’un projet politique. Je réponds point par point, rappelant par exemple ce qu’était la coordination des femmes noires ou bien les multiples formes de solidarité collective avec des luttes qui menaient les femmes dans de très nombreux pays, Chili, Argentine, URSS, Vietnam, Algérie, Mozambique, etc.

On peut avoir la sensation que le relativisme culturel est en train de gagner la bataille contre l’universalité des droits des femmes par le biais de l’intersectionnalité ? Quelle est votre analyse ?

L’intersectionnalité comme volonté de prendre en compte et combattre en même temps plusieurs oppressions et dominations, notamment de sexe, de classe, de race, peut être une démarche fructueuse. Mais cette vision positive ne peut cependant pas interdire de remarquer qu’à l’usage, l’intersectionnalité qui prétend dire le croisement, la simultanéité, l’imbrication aboutit en fait à une fragmentation et à une hiérarchie des analyses et des luttes. Dans le triptyque le plus utilisé – race, classe, genre – la focale va se placer sur l’un des termes au détriment des deux autres, le plus souvent celui de la race. Elle s’est aussi hélas transformée en outil de sommation, d’injonction et de disqualification. Une féministe politiquement correcte doit se déclarer au moins intersectionnelle sinon elle prend le risque de récolter une accusation majeure : être une féministe aveugle à l’oppression de classe et surtout de race. Et, dans bien des cas, non seulement aveugle mais aussi complice, voire actrice.

Quel nouveau chemin peut-on imaginer ? Y-a-t-il un défi particulier qui se pose au féminisme universel ?

Le chemin, il suffit d’ouvrir les yeux pour le voir, il se dessine et s’écrit chaque jour un peu partout, à travers de multiples luttes. Femmes victimes et femmes actrices de leur histoire. Dans mon livre, je développe trois points qui me semblent fondamentaux : l’irréductibilité de la lutte des femmes, le refus de rabattre le féminisme sur une identité nationale, le féminisme comme un universel. En ces temps d’essentialisations et d’enfermements identitaires maniés par des bords prétendument opposés, l’universel retrouve sa force subversive, son potentiel émancipateur. Un féminisme universel comme mouvement, processus, sans cesse en chantier, sans cesse reconfiguré, construit et reconstruit dans des luttes.

Propos recueillis par Carine Delahaie

Pour un féminisme universel, de Martine Storti, éd. Le Seuil, 11,80 €. En librairie le 1er octobre.

 

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